Octobre 2006, Paris-Amsterdam
1er octobre 2006 — les figues de Barbarie (souvenir de Sicilia) Dans les collines derrière le château les étroits chemins de traverse sous le feuillage humide des arbres ruisselants, la jeune chienne marche avec nous et nous empruntons le chemin des chasseurs, descendues dans le village nous trouvons des figues mouillées, au goût sucré et rafraîchissant, et puis des noix qui remplissent tout un panier d'osier.
Paris, 2 octobre 2006 On
ne doit faire confiance qu'à cela : tu m'aimes et je
t'aime.
Paris, 3 octobre 2006 — Haut-le-coeur Paris qui me fait un peu peur mais entourée de mes amies protégée par leurs mains glissées entre les miennes leurs visages embrassés contre mes cheveux défaits, je me sais accompagnée. Je souris et puis j'ai le droit aussi d'être fatiguée, triste, de laisser la brèche s'ouvrir et se creuser doucement, j'avance avec ces mélancolies et ces vagues à l'âme qui s'agitent dans ma poitrine, ça ne fait pas mal, c'est là simplement, ce sont des douleurs lancinantes, estompées puis réapparues, ce sont les souvenirs remontés et les désirs avortés, c'est un lait épais avec quelques grumeaux parfois mais je n'ai que ça, ça pour me nourrir, le lait doux sucré riche qui soulève des haut-le-coeur parfois.
Paris, 4 octobre 2006 A côté de moi il y a un garçon, un vrai gentil qui me parle à l'abri du bruit et de l'ivresse, et si on allait prendre quelques cours de rock, de salsa ensemble ? Nos yeux se sourient, j'aime le regard doux des garçons que je prends en amitié, mais je sais aussi que je suis toujours l'effrontée la désirée celle qui s'est mise trop en avant qui a ri trop fort et posé ses mains sur chacun sans s'en apercevoir - jeux de séduction - sans retenue les lèvres ouvertes les sourires donnés le corps penché, peut-être le désir marqué sur le visage, je les aime les garçons j'aime leur tendre des pièges et me trouver prise à mon tour j'aime leurs sourires leurs yeux ravageurs j'aime violemment embrasser les garçons à pleine bouche et partir sans rien dire — silence.
Paris, 11 octobre 2006 — mon corps qui attend le tien Il y a ces
moments où je doute beaucoup de mon amour pour lui, où je
laisse traîner mon regard sur les types croisés dans
Paris et où ses mots sonnent faux, distants, préoccupés
de choses différentes de celles qui m'obsèdent. Je
ne veux pas être seule à écrire des lettres remplies
qui ne disent presque rien, rien d'autre que l'amour, des lettres
qui traversent l'Atlantique et le continent américain en six
jours, tant de temps pour recevoir une lettre. Je veux qu'il ait
l'intuition de m'appeler quand j'en ai le plus besoin. Je veux qu'il
se préoccupe de mon écriture, de ce que je vis et ressens
très intimement, de mes angoisses surdimensionnées.
Peur de vivre à nouveau à Paris, peur du rythme étudiant
retrouvé, peur de ne plus vouloir jouer dans cette partie
d'hypocrites et de me laisser happer seulement par l'envie du voyage,
l'attrait du départ. Au lieu de quoi on se contente d'évoquer
des faits énoncés par ordre chronologique. Parce que
nos conversations sont toujours des conversations à distance.
Parce que dix mille kilomètres sont entre nous. Parce que
nos corps ne se retrouvent plus et que ça fait mal, à chaque
instant de la nuit, son absence qui rend les discours insignifiants,
le ressenti intransmissible, la résolution impossible. S'il
me rejoignait je trouverais le réconfort des nuits où l'angoisse
se répand dans les bras d'un amant, et s'en va, chassée
par la douceur, la passion d'un type qu'on aime.
Paris, 12 octobre 2006 — intimité volée (à défaut de baisers) Une jeune femme brune a emménagé dans l'appartement d'en face, qui donne sur une cour commune à trois immeubles. Elle a installé des voiles et des rideaux légers à ses fenêtres, et doit s'imaginer que personne ne pourra la voir, à l'abri des tissus fins. Le soir elle allume quelques lampes, son corps se reflète comme une ombre chinoise dans les yeux du gentil voisin et ses gestes gagnent la grâce de la pénombre, qui laisse deviner des formes agréables, une silhouette longiligne, un corps fin. C'est une jolie fille qui se déshabille devant un grand miroir, épiée par des yeux troublés, qui enfile de la lingerie noire puis une robe de jais, courte, avec des manches minuscules. Elle n'apparaît plus dans l'embrasure de la fenêtre, elle est allée se maquiller. Dans son appartement il y a un gros chien qui bave, enfin c'est ce que je crois, les gros chiens bavent toujours. Elle revient, éteint la lumière et quitte la pièce. Les yeux s'apaisent, le trouble s'évapore et cet automne il faudra partir sur les traces de la jeune voisine — son intimité qui se dessine et s'offre à un inconnu qui un jour la croisera dans la rue derrière chez elle et aura un petit sourire au coin des lèvres — il faut partir en quête de cette jeune fille et sur sa porte d'entrée accrocher un mot : " Mademoiselle, vos rideaux sont charmants mais n'ont aucune utilité, si ce n'est celle de m'offrir chaque soir le spectacle de votre beauté "
Paris, 13 octobre 2006 Ne prendre que le meilleur de ce que l'école peut m'offrir, les enseignements riches, l'expérience des professeurs, les rencontres avec des gens aux parcours très différents (une championne mondiale d'escrime, des jumelles revenues de Tokyo, des littéraires des historiens des gens qui n'ont jamais habité plus de trois ans le même pays) et toujours se construire seule, aller chercher dans les livres ce que personne ne viendra nous apprendre, et sortir de l'école pour s'engouffrer dans les cinémas, les théâtres, les musées, les salles d'expos, repenser tous les discours entendus et trouver les clés d'analyse, aiguiser son regard, se confronter au monde à la difficulté à la sensation de vertige. J'aime apprendre, j'aime l'école quand elle garde sa vertu dialectique, j'aime l'échange et la richesse de l'apprentissage au contact des enseignants, des étudiants, des étrangers. Le travail et l'effort de réflexion, qui mènent doucement vers la connaissance, sont les seules armes valables pour appréhender le monde, se sentir parfois moins démuni, tendre tout son corps et son esprit vers l'éveil et la soif d'apprendre.
Paris, 18 octobre 2006 D'abord l'attente un peu stupide, une longue serpentine sur le boulevard désert et puis l'étouffement dans la poitrine en entrant dans une boîte parisienne l'excitation indéfiniment mêlée au souvenir des crises d'angoisse bouffées de chaleur corps en feu irritations de la peau (insupportables dix-neuf ans) —immense et immédiate la liberté du corps livré à la nuit entière aux battements assourdissants de la musique, la liberté des gestes et de danser sans fin, je suis idiotement heureuse de danser seule et de tendre le bras pour attraper des verres de vodka ou de whisky, retenir la main d'une amie pour se jeter dans la foule compacte et ruisselante, traverser le rapprochement des corps par simple jeu et s'effondrer en riant sans plus pouvoir s'arrêter sur les banquettes de velours. Folie de la nuit. Antoine m'a souri, puis la certitude fulgurante que mon désir de lui ne s'enclencherait plus — ersatz confus de sentiments violents — mépris, dégoût, légèreté et détachement imparable — soulagement immense de la petite fille blessée et abusée mais dès cet instant indifférente aux Ôdieux qui ne m'ont pas épargnée et aux yeux desquels une femme ne trouvera jamais grâce.
Paris, 20 octobre 2006 Cage thoracique qui enferme des poumons brûlants peau tendue sur des côtes devinées corps de roseau fin et pourtant le corps qui ondule, les hanches qui se balancent allure chaloupée d'un trench noir serré autour de ma taille — sous mes pieds les pavés de Paris et je marche la tête haute le dos redressé la poitrine offerte et l'air légèrement arrogant de la lèvre relevée prête à sourire — les vieux hommes aux yeux bleus et tranquilles ont des regards bienveillants qui me rassurent et me confortent un peu, une certaine façon de me dire "vas-y chérie leurs mots et leur dédain ne comptent pas ne crois qu'en toi" alors je ne fais confiance qu'à ça toujours la discipline du corps pour retenir le mouvement et l'amplifier, le désir de déchirer la peau trop étriquée retenir les bouffées de passion qui me traversent, l'exigence extrême de l'allure comme un défi au monde, l'arrogance d'être jeune — oh ne m'emmerdez pas j'en joue maintenant si ça m'amuse, l'allure et la tenue même si ça fait sourire les gens et moi la première, même si ça n'a strictement aucune importance (et pourtant), oui mais se tenir toujours droite et fière pour avancer seule, libre et inatteignable, trimballant dans les replis chauds d'un pull de laine sur la peau nue un amour terrible qui bondira hors de moi dès la nuit tombée et emplira l'écriture.
Paris, 22 octobre 2006 Et quand par-dessus tout cet amour vous emmène vers le Mexique...
Paris, 23 octobre 2006 — need of languages Envie folle de parler anglais à tout bout de champ, pendant mes cours aux étrangers croisés et même seule en rentrant à pied tard dans la nuit, je me raconte des histoires dans la langue découverte chaque jour pendant un an et ce contact avec une langue mal entendue mal comprise mal maîtrisée me manque : être confrontée à l'incompréhension, à la difficulté de l'expression, au sentiment d'être perdue dans la langue — dans le système de pensée par la même occasion. Encore une raison valable de vouloir retourner vivre aux Etats-Unis.
Amsterdam, 28 octobre 2006 — Van Gogh Museum La peinture vibrante de Van Gogh, la couleur tremblante et par touches qui anime l'objet, le mouvement qui circule sur le tableau et crée une fluidité, une mouvance, un perpétuel "en devenir". Je crois que la peinture n'évoque strictement rien en moi si elle n'exprime pas un flux, un geste, un devenir. La nuit étoilée de Van Gogh, c'est un moment nocturne où des étoiles passent, avant que ne revienne la lumière du jour. L'oeuvre s'inscrit dans le temps par son mouvement. Elle efface le passé et appelle le futur. Elle est vivante, génératrice d'un espace temporel. Les iris, les fleurs des pruniers japonais à peine écloses sont déjà sur le point de se faner. De la même façon les peintures bleues de Mirò, les ciels rouges et orangés des angoisses de Munch, les aplats de couleurs de Nicolas de Stael.
Amsterdam, 29 octobre 2006 Sur la grande
place de Dam les architectures imposantes de l'église et du palais
royal, et au milieu une fête foraine avec des barbes à papa
roses et jaunes, des peluches géantes gagnées au chamboule-tout et
des types à la peau claire qui mangent des barquettes de frites
entières, des beignets fris dans de la mauvaise huile sur une plaque
de fonte brûlante, et puis ils se tiennent là, ils tirent à la carabine
vers
une petite cible circulaire, ils portent des blousons de cuir brun. Et les idées qui s'emballent le désir brusque et fou de revenir à travers cette ville, habiter l'un des appartements le long des canaux, prendre mon vélo pour aller dans les musées et apprendre le néerlandais... Repousser éternellement les frontières dépasser ce que l'on croît connaître et toujours s'avancer au-delà, le désir de l'inconnu et de l'altérité qui me débordera.
Paris, 30 octobre 2006 Les yeux ouverts sur le soleil qui traverse la fenêtre de ma chambre, le corps chaud protégé par la couette épaisse et le sentiment merveilleux de pouvoir restée allongée dans le grand lit toute la matinée, puisque c'est chez moi enfin, puisque je vis à nouveau seule et libre. L'immense vertige de l'indépendance à nouveau, l'excitation heureuse, et puis je sais aussi à quel point la solitude est difficile, la force qu'il faudra puiser pour ne pas me laisser abattre pour ne pas m'enfermer dans un espace d'écriture qui occupera absolument tout. Poser les premières pierres telles les fondations d'une bâtisse et construire des repères neufs des endroits où se sentir bien quand le monde agresse quand les sentiments ravagent et que la tristesse submerge le coeur. La solitude ne devient pas au fil des années plus facile à supporter ; elle reste une douleur et une mélancolie qui m'attaquent encore plus lorsque j'ai le désir immédiat de me donner à celui que j'aime.
31 octobre 2006 - en moi le bruissement de la ville et le silence des étendues désertes Après-midi grise dans le brouillard tombé sur les champs je suis enfermée à l'abri des murs épais de ma maison. Je prépare du chocolat chaud (un peu de chocolat noir corsé Nestlé, du lait et de la crème fleurette pour épaissir) et des petits gâteaux sablés. C'est parfait pour écrire. C'est parfait pour lire The Day of the Locust et feuilleter l'Histoire de l'art de Gombrich. J se prépare pour la soirée d'Halloween et Maman coud des rideaux qui habilleront mon nouvel appartement. Je soigne mon rhume attrapé dimanche dans le froid d'Amsterdam. Je me sens toujours aussi protégée à la maison. Il y a l'effervescence de Paris, et puis le grand calme des maisons de pierre entourées par le vent et le silence. J'appartiens au mouvement incessant et tumultueux de la ville, à ses lumières et à ses cris, mais je suis aussi une fille des champs, des immensités vides et du seul bruissement des feuilles dans les arbres dorés.
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