Septembre 2006, Paris et Villentrois

(fleurs du jardin de la villa Rhumbs, ancienne maison de Christian Dior à Granville)

 

1er septembre 2006

Le mois commence en été et se terminera en automne. Il fait beau et un peu de fraîcheur traverse les jardins du Luxembourg à l'ombre des arbres du fond, l'endroit le moins régulier et le plus joli des jardins. La lumière est belle aussi. Des personnes bronzent ou rêvent les yeux fermés, un homme pianote sur un laptop et les enfants font la course dans des voitures à pédales, deux femmes se racontent leurs soucis de mamans et leurs angoisses d'épouses. Je sors vers la rue de Fleurus, pour remonter jusqu'à la boutique de Christian Constant, et goûter sa merveilleuse glace chocolat-whisky-raisins.

Les jardins de l'Observatoire sont peuplés d'adolescents qui jouent au foot, grimpent aux réverbères et passent à vélo. L'ombre continue à me rafraîchir. Ce sont les hôpitaux, les facultés de pharmacie et de médecine, la prison de la Santé, et bientôt la rue de l'Arbalète qui mène à la rue Mouffetard. Je retrouve le charcutier-traiteur et la fromagerie, les flacons d'huile et les sachets d'olives. Tout en bas près de l'église Saint-Médard un épicier vend du chasselas, mon raisin préféré. Deux grappes en guise de déjeuner.

L'université de Censier est encore calme, endormie. Je m'aperçois que la date de réinscription est dépassée, j'ai comme qui dirait oublié de faire ma demande. Tant pis, ça s'arrangera ou bien je survivrai très bien sans ces ennuyeux examens de licence. Au Jardin des Plantes beaucoup de travaux, des enfants qui jouent sur le dinosaure en mosaïque de la Grande Galerie, et pas une seule fontaine. J'ai très chaud. La Seine n'est pas loin. Dans les amphithéâtres un homme donne quelques cours de tango, je m'assieds et regarde, il me tend un morceau de papier avec les horaires et l'adresse des leçons hebdomadaires, quelque part dans le vingtième arrondissement. Les péniches ammarées au quai de la Tournelle me font rêver, est-ce que j'aimerais vivre sur l'eau, dans un espace étroit, bas, sombre, mais les pieds pendus au-dessus de la Seine, entre les plus vieilles pierres de Paris et les lumières nocturnes de la ville ?

Le parvis de Notre-Dame ne désemplit pas, les autobus bondés de touristes ralentissent un peu, prenez des photos au passage mais on n'aura pas le temps de s'arrêter, et puis un baiser sur mes lèvres au mètre un — le point zéro de Paris se trouvant sur le parvis — puis au mètre deux, et encore au mètre trois.

L'arrivée se fait triomphante au bar du Ptit Chatelet dans la rue Saint-Denis.

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Je crois que durant les trois heures de cette traversée de Paris, sa main n'a jamais lâché la mienne.

 

2 septembre 2006

Je lis le journal non expurgé d'Anaïs Nin, écrit entre 1932 et 1934, extrait du Journal de l'Amour et intitulé Inceste. Je fais quelques recherches sur Catherine Pozzi, Janet Frame et Elsa Triolet. J'ai des envies de lectures qui me démangent. Tous les conseils de lecture, au sujet de ces trois écrivains féminins, seraient bienvenus !

 

3 septembre 2006 - Paris, tu m'insupportes

Paris et ses boutiques de luxe. Paris et ses restaurants branchés. Paris et ses discothèques à la mode. Les jeunes bourgeois de Saint-Germain étalent leurs vêtements achetés à des prix fous, leurs jeans étriqués, leurs lunettes de soleil qui dévorent des visages fins, bronzés, identiques. Près des Champs Elysées de jeunes cadres dynamiques s'expriment crânement, imbus de la belle assurance qu'on leur a appris en école, arrogants et moqueurs. Dans le bus vers la rue de l'Université, un jeune loup crée une présentation PowerPoint avec les termes "succès", "innovation", "compétence", "conseil". Je me demande parfois quelle est la substance qui nourrit ces gens, la matière qui constitue leurs vies. Parfois, ça doit sonner creux ?

Je fuirai Saint-Germain, la rue de Grenelle, l'avenue Roosevelt. Je délaisserai ce jeu d'apparences qui me rend folle — que je pourrais jouer encore — cette valse à deux temps (la collection automne-hiver, la collection printemps-été) de jeunes filles au corps maigre et de types à la mèche en travers du visage. Il faudrait impressionner chaque personne croisée, soulever son regard et le marquer à jamais, paraître mystérieux, inatteignable et en dehors de toute matérialité. Au contraire, moi je veux sauter à pieds joints dans cette pregnance, cette immédiateté de la chair qui peut-être me fera encore paraître excessive, impulsive et ridicule, mais ces joies minuscules remontées de l'enfance, ces douleurs poignardantes survenues "pour un rien" seront toujours la chose la plus évidente de moi. Je ne veux pas retenir des émotions qui changent mon visage, quand il faudrait rester imperturbable, fier et froidement ironique. Je veux que le jeu cesse pour que place soit faite à l'irruption des désirs, des angoisses et des mélancolies.

Il y aurait de gentils voisins pour proposer une tasse de thé, des promeneurs solitaires aux mots merveilleux qui réhaussent l'humeur, des serveurs aux mille surprise. Et plus de dédain, ni de mépris, ni de condescendance. Les masques tomberaient pour que le refuge se trouve auprès de chaque personne rencontrée. Je ferais mes achats de légumes au marché, discuterais avec la boulangère, fréquenterais les gens de mon quartier, de mon café. Cette vie là existe si peu dans le Paris dont je veux m'éloigner, me détacher.

 

5 septembre 2006 — des jeunes filles en fleurs (pivoines)

Enfin je retrouve mes belles amies, douces jeunes filles à la peau claire et aux cheveux sombres, gardiennes d'absolu, de désirs et d'envies enfouis sous la peau, d'amitiés profondes et noueuses comme les racines d'un chêne millénaire. Malgré les distances, les éloignements, les silences parfois, elles me protègent je crois toujours, veillent secrètement sur moi, comme j'essaie d'être toujours présente pour parfois retenir, adoucir, rassurer. Des mots chuchotés, des sourires heureux, des regards qui brillent.

M est belle de ses beaux yeux verts et je me serre contre elle pour retrouver toute la force que me donne notre amitié. Mon rouge à lèvres tâche ses joues douces et je l'essuie du revers de la main. Nous marchons côte à côte, mains entrelacées, à travers le Quartier latin. Dans une brasserie de la rue des Ecoles je commande une salade du Cantal, quelques tranches de jambon cru et deux beaux morceaux de fromage, sans doute guidée par le bonheur fou de retrouver ma belle chérie rentrée d'Auvergne ! Elle parle de théâtre, d'Avignon, de la Guyane. Elle m'écrit des mots doux, que je suis seule à lire, elle me retient à elle, elle est la plus belle, la plus sûre, la plus constante des amies, celle auprès de qui je me coule sans un mot, reprenant la place laissée il y a un an. Une année déjà, écoulée sans déchirement et sans accroc. Elle me glisse à l'intérieur de la boutique chinoise : “j'ai pensé à ton cadeau d'anniversaire mais... bientôt...” — “oh je sais, mon cadeau arrive toujours à l'automne, deux ou trois mois après mon anniversaire !”

 

6 septembre 2006

Une légère angoisse vient me happer, c'est celle de la rentrée, des cours qui reprennent, des nuits de travail laborieux, de la vie parisienne enivrante, épuisante et écoeurante. Je lis les noms des cours à venir, je jette un coup d'oeil aux bibliographies, les mots "droit", "gestion" et "marketing" m'effraient mais les intitulés "gastronomie et histoire", "passerelles" m'enthousiasment davantage. A quoi ressemblera cette année ? Est-ce que cette formation sera à la hauteur de ce que j'attends, est-ce que je serai enfin un peu intéressée, est-ce que tout ça m'ennuira ? Je veux parler de culture populaire, des différentes formes artistiques, de l'art en France et en Europe, et même d'économie et de sociologie de la culture, puisqu'il faut faire le tour de la question, mais du marketing, des "principes stratégiques", ça rime à quoi ? Ca ne me rapproche pas de mes envies professionnelles. Pour éditer un livre faut-il connaître tous les principes de marketing ? Il paraît que oui. Que savoir se servir d'Excel est plus important que d'avoir de bonnes références littéraires. Ah bon.

J'ai un peu peur parfois de ne pas avoir l'opportunité de concilier ma profession avec une passion. Je voudrais éditer des livres pour enfants, des journaux et des écrits autobiographiques. J'aimerais aussi je crois créer des émissions et des séries radiophoniques. Je monterais des festivals de formes artistiques multiples. J'enseignerais dans les petites classes, et j'ouvrirais les musées, les centres culturels, les opéras aux écoliers. Mais comment obtient-on la chance de tenter ces choses ? Qui me fera confiance, qui m'accordera la liberté de créer, d'inventer, de mettre en place ? Cinq années d'études ne suffisent pas paraît-il. Des stages de différentes durées, jamais rémunérés, ne suffisent pas non plus. A qui donne-t-on encore sa chance ? Je ne veux pas me convertir en commerciale, en publicitaire, en comptable, vaguement rattachée au domaine de mon intérêt. Je veux vivre de culture, de littérature, de la soif d'apprendre et de connaître. Et de mon désir de transmettre, de donner à voir, de donner à lire.

 

8 septembre 2006 la nuit du chasseur

L'attention extraordinaire d'un homme envers moi : il m'offre un fauteuil, verse de l'alcool dans le fond d'un verre et me le tend, a des mots délicats que personne d'autre n'entendra. Je m'assieds près de lui. Je l'observe, animal(e) à l'affût. Il me pose certaines questions dont personne n'écoutera la réponse. Tant mieux, nous sommes deux à nous regarder, nous tournons l'un autour de l'autre, sans qu'aucun de nous ne passe à l'attaque. Nuit de chasse silencieuse.

 

9 septembre 2006

De petits couteaux de cuisine (Opinel numéros 114 et 115), cent recettes pour cuisiner la pasta, et des lettres d'amour couleur coquelicot.

 

10 septembre 2006

Je croquais dans mon croissant, à belles dents, et mes larmes lui donnaient un goût salé, et mon amour me regardait,

 

m'embrassait,

 

tenait mon cou entre ses mains,

 

deux ailes de papillon refermées.

 

Les aéroports sont le lieu du départ, du retour, de la déchirure, d'une ville à l'autre, et toujours des larmes pour brouiller les envols des avions. Des barrières de verre se dressent entre les terminaux et les portes d'embarquement, la jeune hôtesse de l'air me demande mon titre de voyage mais je ne viens pas, je reste au sol, à terre, éventrée par la tristesse, mon corps ne ressent plus rien que le manque et je me sens seule, déchirée, mais forte, tellement forte de cet amour brûlant caché dans ma peau, dans mon sang, dans mes reins, cet amour qui me rendra légère envers le reste du monde, parce que seul ça semble compter — cet amour.

 

11 septembre 2006 — nothing without love

Je n'ai pas envie de manger. Il fait si chaud dans la poussière de la carrière. Mes cheveux longs, châtains, tombent dans mon dos. Ma tête tourne. Je me sens dizzy. Je tombe, m'effondre. Est-ce que quelqu'un verra ? Non, personne n'est là, personne ne remarque — tu n'es pas là.

Oh et puis je me sens si bien, malgré la fatigue, l'épuisement, la chaleur, je me sens confiante, rassurée, protégée même de très loin. L'amour me guide. Et jamais rien d'autre que ça, jamais sans amour, toujours le coeur un peu amoureux. L'enthousiasme exalté, l'espoir illimité, l'amour fou.

 

12 septembre 2006 — nocturne

...

 

13 septembre 2006 — brotherly love

Oh mon idiot de frère, qui me lance des mots durs, violents et blessants — je crois qu'au moment de la première remarque, je voulais seulement l'aider, lui faire prendre conscience de — et cette lutte verbale, heureusement maintenant on ne se jette plus l'un sur l'autre, mais cette lutte terrible et inégale, lui qui crie et insulte et retourne tout ce que je dis, et moi qui tente désespérement et encore de rester calme, de ne pas crier plus fort, de n'utiliser toujours que les mots. Les mots, les mots, les mots qu'il me renvoit à la figure. Il me reproche même mes études qui me font parler différemment. Je ne sais pas comment m'en sortir, je déteste les conflits, les oppositions violentes, les joutes qui n'auront qu'une fin tragique — on finira par se faire du mal, se dire le pire, alors que nos pensées ne sont pas exactement celles-ci. Et puis je cherche à adoucir le jeu, à retrouver le calme, et puis il sort plus tard de sa douche, l'odeur de savon et la chaleur humide de la salle de bains viennent jusqu'à moi et ce sont des sensations de l'enfance, alors je l'aime plus que tout, je l'aime très fort et je sais que notre relation frère-soeur passe aussi parfois par ces affrontements violents, mais que terriblement, brutalement, infiniment, nous nous aimons.

 

14 septembre 2006 — swimming pool

Depuis longtemps je n'étais pas allée dans une piscine — quelques bains dans la Méditerranée au mois d'août, et puis je fréquentais parfois les piscines d'hôtels luxueux l'an passé, mais je n'avais pas nagé sur 25 mètres, avec des lignes, depuis un bout de temps. Je reste longtemps dans l'eau. La température est bonne, il ne fait pas trop chaud. Il y a très peu de personnes dans le bassin. Je nage en brasse, sur le dos, je nage sur plusieurs longueurs, j'avance doucement, je me laisse flotter, au bout du grand bassin le soleil s'étale et je ferme les yeux devant la lumière, je laisse mon corps filer, j'arque mon dos, je tends les bras vers l'avant pour toucher le bord en douceur, je me recroqueville et reste longtemps roulée sous l'eau, je ne sors pas du liquide — capture de la fluidité. Mon corps est fin, aminci, tendu. La peau est bronzée, un peu brune, parsemée de taches de soleil. Mes cheveux sont nattés (c'est si rare que je tresse mes cheveux). Je me replie, remonte mes genoux jusqu'au menton, et je me sens juste bien, rassurée, protégée par mon corps. Je sens le refuge de la peau, le réconfort de ce corps existant, présent. Je sais que c'est moi cette chair, que c'est indivisible, que ça n'appartient à personne, que c'est ma seule façon de me retrouver : le corps recroquevillé, les bras passés autour des jambes, la tête posée sur les genoux. C'est mon corps contre tout, contre le monde, c'est mon corps-refuge.

 

16 septembre 2006

Conduire dans la nuit obscure d'un samedi soir, conduire seule au milieu des brumes et des langues de brouillard qui lèchent la voiture, conduire dans la campagne en écoutant FIP ou bien les "électrons libres" sur France Inter. Je n'ai bu qu'un verre de vin rouge (en théorie, je n'aime pas le vin rouge). De toute la journée j'avais à peine mangé, de la salade, des tomates et des tranches de magret fumé ce midi, et puis j'étais montée à cheval ce matin, à nouveau cet après-midi. J'avais immensément faim en arrivant et alors j'ai bu du vin rouge. Et j'aime le petit goût qui me reste sur la langue, sur les papilles, lorsque j'en bois un verre à jeûn.

 

17 septembre 2006 — le froid dans les mains

Pour tout vous dire
Je n'aime pas le soir qui tombe, non
Avec le coeur lourd et le froid dans les mains
Parce qu'encore un jour s'en va dans l'ombre
Et mes amours sont loin

"Mon hôtel", William Sheller, Epures

 

18 septembre 2006 — Chanson d'automne

C'est une chanson pour l'automne
Pour les jours où il y a personne
Quand la ville est sous la pluie

C'est une chanson que je te donne
Tu jettes ou tu la fredonnes
Elle me servira aussi

Si tu n'aimes pas trop la foule
Si parfois comme moi la vie te saoule un peu
Si tu te sens roulé en boule
Ou si le mauvais sort te blackboule hors du jeu
N'oublie pas qu'on est deux

C'est une chanson qui consumme
Les petits malheurs qu'on s'exhume
Qu'on est tout seuls à savoir

Quand on partage à la brune
La solitude de la lune
Devant son grand écran noir

Si tu n'aimes pas trop la foule
Si parfois comme moi la vie te saoule un peu
Si tu te sens roulé en boule
Ou si le mauvais sort te blackboule hors du jeu
N'oublie pas qu'on est deux

C'est une chanson que je te donne
Comme un gilet qu'on boutonne
Pour se réchauffer la vie
J'ai tout dit

"Chanson d'automne", William Sheller, Epures

 

21 septembre 2006

Oh, l'automne. Le matin très tôt il fait frais. Le brouillard couvre un peu les champs qui s'étendent devant la maison, et le ciel est gris, le soleil est rouge. Passent les camions de betteraves, et bientôt commencent les vendanges. Pour aller au club j'ai enfilé un cache-coeur en laine orange, un cache-coeur c'est nécessaire si je veux le tenir protégé, emmitouflé, puisqu'il n'y a plus aucune main pour le garder au chaud. Sur le bord de la carrière le soleil est doux et je me laisse porter par la lumière qui fait encore apparaître parfois dans mes cheveux des mèches acajou. Ma jument est belle, très belle sous la lumière d'or, ses crins alezan brûlé brillent, sa tête se tient droite et haute, ses membres s'avancent légèrement lorsque son allure s'allonge. Elle ne serait pas ma jument, je deviendrais jalouse.

La journée s'avance et s'étire dans la chaleur, premier jour d'automne et on touche aux trente degrés, je porte des jeans vieux comme le monde retrouvés au fond d'une armoire, des t-shirts et des colliers de grosses perles rouges, vertes. A mon doigt la bague de sang et d'or. Je prends les colliers dans la boîte à bijoux de Maman. Dans l'armoire de mes parents il y a toujours eu cette boîte en bois, doublée de velours bordeaux, fermée par une toute petite clef métallique, qui m'intriguait parce qu'elle contenait les boucles d'oreilles, les colliers et les médailles de Maman. Le chapelet de sa communion. Les petites boucles en ivoire. Le bracelet d'argent très finement ciselé. Aujourd'hui je porte ses gros colliers de turquoise, de lapis-lazuli et de corail.

 

22 septembre 2006

La belle confiance en ma jument douce, souple et légère. Ce soir elle est extraordinairement calme, le vent fort engouffré dans la cour de la ferme ne l'a pas excitée. Les allongements sont aériens, l'encolure descend bas et le dos se tend. J'ai taillé sa crinière cuivrée, le haut est un peu trop court mais c'est plutôt réussi, la queue aussi avait besoin d'être coupée. Dans la douceur de la fin de journée, et de la nuit qui tombe de plus en plus tôt, vingt heures déjà, elle me fait confiance lorsque mes mains entourent son encolure puissante.

 

23 septembre 2006

K m'appelle au début de la nuit et je ne reconnais pas sa voix, mais je reconnais son rire, et l'amitié dans ses paroles. Depuis un an et demi nous ne nous sommes pas vus. Je ne savais plus où il vivait, ce qu'il étudiait, et pourtant on retrouve instantanément le ton de l'enfance, de l'entente, des bêtises partagées. J'ai connu K à trois ans, nous étions en petite section de maternelle et sur la photo il est assis dans une caisse, moi je porte un pull moche en laine tricoté par ma grand-mère. On s'est suivis longtemps ; nous étions invités aux mêmes anniversaires, il crevait tous les ballons à la fin des parties et sa mère offrait aux petites filles des chemises de nuit, des ensembles culotte-brassière (K refusait d'être présent au moment fatidique de l'ouverture des cadeaux). Pendant trois ans nous nous sommes ignorés, emmenés vers des directions différentes, et puis un jour tout a repris, K me connaissait trop bien, par coeur presque, on a pris un café et recommencé à se voir. Un samedi d'automne, croisé par hasard sur le carrefour de la Croix Rouge, il m'a serrée fort entre ses bras parce qu'un chéri aux yeux gris avait déchiré mon coeur de jeune conne naïve. J'ai disparu un an aux Etats-Unis, et le voilà qui me rappelle, me raconte sa vie, je raconte la mienne, on rit beaucoup et promis on se verra bientôt. Grand bonheur simple, des souvenirs de la petite enfance, sans oublier son beau corps noir saillant.

(heureusement que le sale type aux yeux gris m'a lâchement laissée tomber, de Genève au Trocadero je n'aurais pas supporté - j'avoue qu'il cuisinait bien)

 

24 septembre 2006 - made in USA

comme dans une série américaine d'adolescence, peut-être Angela 15 ans, alors que la voiture s'est arrêtée dans le noir, sur le bord d'un virage et derrière un bosquet qui cachait la maison, je continuai à parler et son visage s'est approché, ses lèvres posées, je crois que je n'ai pas compris. j'ai dû sourire, ouvrir la portière et sortir très légère. à Chicago dans l'immensité de la ville du Nord, posée face au lac Michigan et à ses brumes, dans le vent froid qui giflait mon visage et emmêlait mes cheveux, j'ai fait l'amour nuit et jour. j'ai goûté dans un restaurant brésilien des viandes cuites à la broche au-dessus d'un feu grésillant, bu le vin rouge versé dans un verre qui n'était pas le mien, écouté des histoires d'Argentine l'aéroport fou de Hong Kong et les plages d'Australie. à San Fancisco le temps de décembre était doux, les rubans de velours rouge encerclaient les palmiers de Castro et d'une Mini Cooper au toit ouvert dépassait un sapin décoré, circulant à travers la ville. le coucher de soleil sur le Pacifique depuis le sommet des Twin Peaks, la ville dense et son port empli de transporteurs chinois, tout cela dans mon dos et seulement le soleil rouge éblouissant devant moi. dans une maison étrange habitée par le plus gentil type sur terre j'ai si peu mangé et tellement fumé que je me suis presque évanouie, retenue par des bras inconnus, gardée éveillée par la nuit calme et étoilée passée dans l'air doux de la Californie. à Los Angeles le souvenir mystérieux de la station pétrolière éclairée la nuit près de l'océan et des immenses plages au-dessus desquelles s'envolent deux avions à chaque minute. à Vancouver la ville parcourue à vélo les jardins d'inspiration chinoise et les immeubles partout en construction montagnes de verre qui poussent vers le ciel à l'allure folle des villes en pleine expansion. à Seattle mes refuges étaient des Starbucks vides animés par des baristas d'une gentillesse confondante, où j'apprenais l'italien et buvais des thés Tazo, des chocolats, des frappuccino. à Bellevue je déambulais dans le centre commercial jusqu'au cinéma pop corn glaces magnum et coca géant, je passais devant le club de billard très classe où l'on ne m'a jamais laissée entrer — aux Etats-Unis je n'ai jamais eu vingt-et-un ans. tous ces restaurants fréquentés, français mexicains italiens marocains cuisine du Sud épicée et soupe de haricots rouges. et puis l'océan, toujours l'océan dans lequel on ne se baigne pas, la côte sauvage de l'Oregon frappée par les vagues violentes et incessantes, le tumulte du fracas blanc et écumeux, les arbres millénaires d'un vert sombre accrochés aux falaises, les troncs si larges que les voitures y passent au travers. il a fait parfois très chaud aux abords du Mont Saint Helens, dans les rues d'entrepôts réhabilités de Portland, et froid à Seattle, sous la pluie, les coups de vent qui obligent dès le matin à affronter l'océan. jamais de parapluie, aucune utilité. la spontanéité des Américains. les massacres aux armes à feu, parfois.

c'est ça les Etats-Unis pour moi. ce sont des villes gigantesques, des paysages immenses et violents, des mers déchaînées et des contrastes partout. ce sont des lieux qui restent gravés dans la chair les yeux la peau et des couleurs des parfums des saveurs. oui et c'est aussi partout l'empreinte de ton amour.

 

25 septembre 2006 — Lo.

Lo me parle de l'irréalité des quartiers retrouvés, des préoccupations vaines et des gens futiles, de l'impossibilité de se sentir exister après l'expérience de l'étranger, des pays traversés et des cultures partagées. "Tu imagines, je suis monté sur des pics enneigés où respirer fait souffrir, j'ai traversé des jungles profondes où volent des papillons grands comme mon avant-bras, je me suis baigné dans le delta du Mekong ! Plus rien d'autre ne semble réel maintenant". Le voilà encore perdu à NYC.
Sortir de mon pays sortir de ma langue et de ma culture sortir de ce que je connais le mieux — sortir de moi. Exister c'est me situer dans la différence l'altérité et la confrontation permanente à l'inconnu. Dépasser les limites les frontières les cloisons me perdre sans cesse pour tenter de me retrouver. Et puis un jour on vous demande de reprendre le cours tranquille des petites occupations rondement menées parce qu'on nous a appris à les faire dès le berceau. Retrouver une langue parfaitement maîtrisée quand on a pris l'habitude de ne pas tout comprendre, se rendre compte de l'égocentrisme du chauvinisme du cloisonnage des catégorisations de la futilité de la suresthétisation, poser sur toute chose un regard neuf. Je connais ce décalage incompressible du retour, je sens cette tristesse du voyage interrompu, je sais que le goût du départ entré en nous ne repartira plus. On avait vingt ans et on est partis à l'étranger, une année, villes inconnues, langues vécues par la peau et plus seulement au travers des livres, nos familles nos amis nos attaches si loin de nous — on rentre et puis on se sent parfois si mal qu'on n'a plus qu'une seule envie : partir, à nouveau.

 

26 septembre 2006

combien de nuits encore à pleurer le manque, l'absence, le désir que rien n'apaise ? combien de nuits, de pleurs, d'angoisse ? combien de jours jusqu'à te revoir ?

 

27 septembre 2006

C'est décidé : dans cinq mois, je pars me balader au Mexique.
Donc, recherche cours particuliers d'espagnol.

 

Villentrois,
29 septembre 2006 — la cuisine d'Angela

On a conduit toute la soirée dans les embouteillages de Paris, sous la pluie et jusqu'à la nuit noire étendue en Touraine, près de Saint-Aignan. A l'arrivée nous attend une vieille femme espagnole, elle gardait P. petite et vit aujourd'hui dans une bâtisse à l'écart du village, illuminée dans l'obscurité par une lampe suspendue au-dessus de la porte d'entrée. On entre transies par le froid qui s'est abattu sur la campagne, la lumière est blanche sur les murs vides de la cuisine et des cartons de déménagement s'entassent sur le sol, derrière les armoires, dans les escaliers. Angela a préparé une quiche lorraine, de la salade, tout qui paraît extraordinaire dans la nuit longue et silencieuse. Du vin rouge, un peu, dans de jolis verres à pied. Des cigarettes, au moment du café, la fumée qui épaissit l'air de la pièce et les histoires incroyables d'Angela, son père qui l'a mariée à l'âge de seize ans à un officier franquiste deux fois plus vieux qu'elle, ses trois enfants, ses soeurs et ses cousines, les recettes de paëlla et la Sainte Vierge peinte à la main. Ce sont les histoires d'un autre pays, celles d'une femme abîmée par des années de combat — un jour elle a emmené ses trois enfants et quitté son mari, et puis elle a fait tous les petits boulots imaginables, et ses enfants ont été à l'école, aujourd'hui ils vivent et travaillent en France. Ce sont des histoires qui me bercent et me rappellent que toutes n'ont pas eu la force de faire ce qu'a fait Angela, et que le combat de la femme se joue encore ici, aujourd'hui, à l'instant même où P. et moi apprenons la révolte dans les paroles d'Angela.

 

Villentrois,
30 septembre 2006 — le corps en feu

La grande salle du chateau, une cheminée plus haute que moi et dedans un feu de joie qui flambe et crépite comme ça brûle dans mon corps l'intérieur de la peau, la chaleur sur les joues qui deviennent rouges, fiévreuses, ça me prend au corps et le feu hypnotise, endort doucement la solitude en me faisant oublier que mon corps cherche le tien, le feu me capture et fait danser ses ombres mystérieuses sur les tapisseries et les paravents de soie peints à l'encre de Chine, dans cette pièce étrange aux chimères moyenâgeuses, torches incandescentes suspensues contre la pierre blanche, couleur rouge du velours cramoisi, immense tapis soyeux, sur une table basse près de l'âtre une édition reliée en cuir des Miscellanées. Et le corps qui toute la soirée a tourné autour du feu, rejoint les jardins suspendus dans la fraîcheur de la nuit d'étoiles et l'odeur des cigarettes.

 

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