Février 2006, Seattle/Los Angeles

 

 

 

1er février 2006 - Un souffle dans l'aube

J'écoute sa respiration, son souffle le matin, dans l'aube blanche qui froisse les draps, je suis très calme et très silencieuse, et je l'entends respirer fort, mon chéri au corps frêle de petit garçon dort enfin au petit matin après la lutte épuisante contre une nuit fiévreuse.

 

3 février 2006 - Mauvais sang

Je voudrais une histoire qui aille vite et qui dure pour l'éternité.
Je voudrais que la vie s'écoule à toute allure sans qu'il n'y ait jamais ni apaisement, ni fin.
Je voudrais que ce soit toujours une course folle, un mouvement sans ralentissement, une fuite en avant.

Et puis on relirait notre vie en ne voyant qu'un personnage courir, courir à toutes jambes, et derrière, le paysage défilerait aussi vite qu'un film en accéléré, et tous ces instants, tous ces moments qui ne laissent aucune suite logique les entraîner ou les provoquer, finiraient par former un fond pas tout à fait uni, plutot une espèce de magma mouvant dont les couleurs se fondraient les unes aux autres, et cette palette de couleurs mal assorties ou parfois peut-être harmonieuses, ce serait la vie écoulée par derrière soi. Mais assurément, il faut aller assez vite pour que les couleurs se mêlent, pour que les limites disparaissent, pour que l'on n'ait plus le temps suffisant de distinguer les interstices et les blancs entre deux ph(r)ases consécutives. La vie comme une grande bobine de film que l'on déroulerait un peu trop vite et qui s'imprimerait ainsi sur les écrans de la mémoire.

J'écoute : "River man" dans le Live à Tokyo de Brad Mehldau.

 

4 février 2006 - I sabati italiani

Una tazza di cioccolato, Ariadna e Pino seduti alla tavola, Pino parla italiano, Ariadna e io ascoltiamo, facciamo dei gesti, alora l'italiano viene poco a poco.

Autour d'une tasse de chocolat, Ariadna et Pino assis à la même table que moi, Pino parle en italien, Ariadna et moi nous l'écoutons, nous faisons des gestes, alors l'italien vient peu à peu. La langue s'apprend de façon intuitive, en maniant les mots et les objets, en écoutant et en devinant, en se laissant porter par le souffle de la langue.

 

5 février 2006

Je range le shampoings Herbal essences à la rosemary, au jasmin et à la fleur d'oranger, les lames tranchantes entourées d'aloe vera dans ma salle de bains ; je plie les pulls et les t-shirts qui se sont empilés toute la semaine sur le fauteuil à bascule, dans mes tiroirs je fais des piles : celle des pulls noirs, celle des gilets en laine beige, celle des pulls et cache-coeur de couleur (du fushcia, du bleu azur, du vert amande). J'ai un nouveau petit pull rose, très british, très Burberry, en maille torsadée, je l'aime beaucoup, il vient rompre la monotonie et la gravité de mes pantalons, jupes, hauts noirs. Depuis plus d'un an, je n'achetais plus que du noir, je ne voulais rien ajouter d'autre dans ma garde-robe ; je voulais devenir sombre, mystérieuse, obscure, lointaine. Mais finalement je ne suis pas capable de jouer en permanence les tragédiennes en tenue sobre, et les couleurs de mes pulls, les couleurs qu'il faudrait bien que mes joues retrouvent, ne m'enlèvent pas ma mélancolie pesante, gonflée d'ennui et de langueur.

 

6 février 2006 - Hiragana

Ce soir je découvre les premiers hiraganas, a-i-u-e-o, ka-ki-ku-ke-ko. Il faut apprendre à les écrire, à les calligraphier correctement. Sur le tableau au feutre je dessine les cinq premiers hiraganas, le professeur dit "c'est bien, mais ça ressemble à l'écriture d'un enfant de quatre ans !". E-ki, eki, c'est la gare ferroviaire. Il faut accoler e et ki. Bleu se forme avec a-o-i : aoi. Rouge, c'est a-ka-i, akai. J'apprends des verbes, des adjectifs, des adverbes, uniquement en romanji (caractères occidentaux) pour le moment. J'aime beaucoup machi, la ville ; yuki, la neige ; neko, le chat. Et je sais dire "je t'aime" : watashi wa anata ga suki desu. Suki. Suki. Suki.

 

7 février 2006 - Emma, Hedda, Ariane

Mon sujet de mémoire puisqu'on en parle, je crois qu'absolument il faudrait que la femme en soit l'axe d'articulation. Et je me souviens que j'avais commencé à y réfléchir un peu, l'an dernier après avoir lu et vu Hedda Gabbler, après avoir été bousculée par ce personnage d'allure, de retenue, de distance, qui soudain prise dans le piège du mariage n'est plus si polie, et devient même franchement impertinente, cette femme frêle dans une cage dorée qui se débat, agite des manuscrits et des revolvers pour sortir de là, oh la pauvre Hedda on ne sait pas bien après quoi elle court, après la gloire et la réussite que semble trouver son mari, après le bonheur simple et fraternel de Théa, après l'amour de Lovborg ? Alors c'est à Emma que je pensai, cette naïve petite bourgeoise de province qui cherche l'amour absolu et croit le trouver lorsqu'un jeune con la culbute dans les fourrés, mais Emma le bonheur le cherches-tu au bon endroit, Emma tu es prisonnière de cette petite ville de notables aveugles, stupides et bien-pensants, prisonnière qui trouve le moyen de se tuer là même où grouille la bourgeoisie, le cyanure c'est dans l'armoire du pharmacien qu'elle le trouve. Mais la plus grande hystérique de toutes, celle qui peut-être poursuit le plus loin la passion folle et obsessionnelle, celle aussi dont le mari disparaît à la moitié du roman, c'est Ariane qui délire dans son bain et qui ne vit plus, qui ne vit plus qu'à travers son amant, Ariane qui sort de son mariage pour retomber dans l'aliénation auprès de Solal, Ariane qui paraît aussi parfois si stupide et naïve, parce que seul son amour existe.

Comme si pour ces trois femmes, la seule alternative possible se glissait entre aimer, ou ne plus vivre.

 

9 février 2006 - Oedipe sur la route

Je n'en peux plus d'avancer à tout petits pas dans la lecture de romans en anglais, j'aime beaucoup The Awakening et l'ambiance me pénètre doucement, mais très profondément. Lire en anglais me demande encore trop d'efforts pour lire nonchalamment dans le bus. Alors ce matin j'ai pioché dans la pile de livres en français qui gît sur la petite table de nuit en bois dans l'appartement de Kirkland, c'est la couverture du livre d'Henry Bauchau, L'Arc de la vague au large de Kanaganoa, qu'a saisie ma main, et je me suis plongée dans ce roman un peu curieuse, heureuse déjà de retrouver des personnages connus, l'époque si fascinante de la Grèce antique. Je ne le lâche plus. Milieu de la nuit, j'y suis toujours, l'expression de l'auteur me souffle littéralement, ce présent si incisif, Antigone tour à tour première personne et interlocutrice de l'écrivain qui la vouvoie, la minutie et l'art de raconter, la symbolique qui circule sans fin. C'est une mine d'or, c'est à la fois très simple et d'une puissance exceptionnelle, comme un mythe antique, une allégorie qui nourrirait toute la pensée d'un philosophe grec. La beauté du personnage de la très jeune Antigone, d'une maturité suffocante et d'un attachement à la famille qui n'est plus compréhensible.

J'écoute : The Boatman's call de Nick Cave & the Bad Seeds.

 

10 février 2006

Ses yeux bruns curieux, presque inquisiteurs, qui s'avancent vers moi, qui s'attardent un peu plus longtemps que ceux des autres garçons. Il a les cheveux noirs et la peau bronzée, les yeux tellement foncés et brillants que je pense au jeune homme égyptien. Ses lèvres épaisses, gonflées et rouges comme la peau d'un fruit bien mûr sous laquelle se presse la pulpe, me font jeter sur lui des regards à la dérobée. Je ne veux pas l'observer davantage que je n'observe les autres, et pourtant je sais bien, je perçois immédiatement, que quelque chose se joue, qu'avec lui c'est un peu différent d'avec tous les autres, que les yeux et les corps se cherchent, s'appellent. Pourquoi les garçons me touchent-ils si facilement ? Parce qu'au début, au premier geste et au premier regard, on superpose sur un visage celui de ceux que l'on a connus, ou bien un visage qui flottait dans la mémoire d'un rêve, ou les traits d'une oeuvre d'art, ou encore l'architecture faciale d'un peuple mythique ? Sur le visage qui me touche se cristallisent les attentes, les rêves et les mythes que je porte en moi.

 

12 février 2006

Certains me tournaient le dos pour s'endormir ; lui me garde serrée contre ses bras, la tête posée sur sa poitrine, mon corps tout du long repose contre le sien et me réchauffe quand les draps sont encore froids. Je m'endors fondue à lui. Je me réveille détachée mais il me reprend et referme ses bras sur mon cou, et je sombre dans le sommeil très doux du petit matin.

 

14 février 2006

Les Etats-Unis sont en train de détruire mon rapport à la nourriture. Impossible de vivre ici sans prendre de poids — merci mais je n'avais pas besoin de ça. Je me retiens sans cesse parce que je cherche désespérément à perdre les kilos accumulés ces derniers mois, et il y a toujours quelqu'un pour proposer la réunion à l'heure du déjeuner autour d'une pizza, l'invitation à grignoter un cookie au Starbucks du bas de l'immeuble, la nourriture plus riche et les portions deux fois plus importantes. J'essaie de courir près du lac, de marcher beaucoup en ville, je fais attention autant que je peux quand ça ne dépend que de moi ; mais rien ne semble suffisant, et je ne sais pas si j'arriverai à quelque chose tant que je serai aux Etats-Unis. De mon corps je n'en peux plus, je ne supporte plus mon image dans la glace, je me dégoûte, et en me lavant les dents je laisse la brosse glisser au fond de ma gorge, je m'étouffe à moitié, je renfonce la brosse à nouveau et cette fois c'est un haut-le-coeur qui me soulève la gorge au-dessus du lavabo — non je ne peux pas faire ça, tous les sacrifices — mais je déteste trop vomir.

 

15 février 2006 - Le monde, comme une vague qui submerge mais qui n'empêche pas d'être vivant

"Vous êtes obligés de tournoyer et de vous perdre dans le mouvement du monde qui, lorsque vous penchez la tête en arrière, se renverse sauvagement sur vous. Au milieu de la course effrénée des nuages, à la fugitive apparition d'un astre, un étrange plaisir vous prend. Sur le fil tranchant d'un couteau, vous progressez dans la direction la lus dangereuse, celle peut-être de la pensée"

Henry Bauchau, Oedipe sur la route, chapitre 4 "Le refus d'Antigone", Actes Sud Babel pages 123-124.

 

18, 19, 20 février 2006 - Los Angeles

 

 

21 février 2006

Si je me décide à cuisiner, c'est pour m'occuper les mains, pour ne pas penser à autre chose qu'aux ingrédients qu'il faudra ajouter petit à petit, au temps de cuisson qu'il ne faudra pas trop dépasser. Ce soir, cette nuit peut-être, plus aucune idée de l'heure quand on sombre dans la solitude et le luxe de vivre seule, je prépare une tarte aux pommes avec une recette dénichée sur la toile. Pardon de ne pas avoir emporté mes livres de cuisine aux Etats-Unis. Je fais une pâte brisée, fine, ni trop sèche, ni trop collante. Les pommes ne conviennent pas exactement, ce sont des Granny, je cherchais des pommes acides, mais je crois que celles-ci vont l'être de trop. Je saupoudre les tranches de fruit d'un peu de cannelle. Je ne sais pas exactement comment faire fonctionner le four ultramoderne (solitude) qui étincelle dans la cuisine, mais enfin après un bon bout de temps c'est finalement cuit. J'aime ensuite que tout ce que j'ai préparé soit à offrir, à partager. Tout le monde aime ma tarte, malgré l'acidité des pommes et le goût un peu trop salé de la pâte. Alors promis, la semaine prochaine je m'y remets : je pense à une recette de lasagnes aux légumes et aux trois fromages.

 

22 février 2006

Mes mains je les glisse sous tes pulls bleus et gris, ma tête je la plonge dans le creux qui existe entre tes épaules et ta nuque, là où la peau est très douce et parfumée, mes yeux ils te dévorent et sont affolés de ne pas pouvoir aller plus loin, ne pas pouvoir boire davantage ton visage d'enfant qui me rend si heureuse, ton visage pris entre mes doigts blancs et tremblants que je parcours avide et protectrice, tes lèvres que je caresse — la pulpe de ta bouche sous la pulpe de mes doigts — et que je mouille de mes lèvres rougies par le désir, tout ton corps que je veux sentir peser sur le mien, nos deux chairs qui se recouvrent et se fondent — lorsque tu me prends mon corps t'embrasse et mes ongles s'enfoncent dans ton dos pour marquer de la trace de mes doigts ta peau, pour oublier tout ce qui m'entoure et ne plus exister qu'à travers toi dans cet instant où le monde s'efface, où plus rien ne semble exister que le mouvement qui nous retient et nous agite comme la vague qui emporte au loin, là où la mer semble vide à perte de vue mais peuplée de sa vie intérieure turbulente et inassouvie. Je sens la vague qui gronde dans ma chair.

 

25 février 2006

Les fins de semaine s'écoulent au rythme lent, très lent, de notre amour qui nous suffit, nous retranche vers l'autarcie, nous tient en vie l'un dans l'autre et sans égard pour le reste du monde. Il se réveille chaque matin un peu plus tôt que moi, il n'est jamais tard, je n'arrive pas bien à ouvrir mes yeux, entre cils et paupières j'aperçois son visage de sérénité. Je prends mon petit déjeuner dans le salon, des tartines de pain grillées, beurrées et confiturées (parfum fraise, avec de vrais morceaux dedans). Et puis je tourne autour de lui, je lui parle sans arrêt, ou bien je l'observe à la dérobée, je pianote sur un ordinateur, je regarde nos hommes politiques à la télé, je me recouche. La douche ne vient pas avant le début d'après-midi. Enfin, nous sommes prêts à mettre un pied dehors, les bords du lac et les balades sous la pluie très fine, dans trois heures il fera déjà nuit, et nous nous réfugierons dans un restaurant ou bien une salle de cinémas, et je marcherai très près de lui, mes épaules entourées par son bras, et tout au bout de ces journées je penserai : définitivement je suis très amoureuse.

 

26 février 2006 - Green Lake

Le long du lac gris et vert, les arbres s'effilent, ils ne leur restent que quelques feuilles rousses et les bourgeons sont encore cachés. Les arbres ont l'air lugubre. Le parc autour est calme et maussade, triste et lumineux dans le froid qui fige. C'est l'hiver gris et pluvieux, lumineux de la belle lumière des grands ciels de Seattle, c'est la douceur de se promener même dans cet hiver et dans ce parc en se sentant bien, c'est le lent écoulement des promenades d'après-midi le long de l'eau lorsqu'on voudrait que la boucle du chemin ne se referme jamais, lorsque les pensées naviguent seules et que l'on se laisser guider par une main qui retient - je ne sais pas où je m'échappe, nulle part ailleurs que dans des lambeaux de rêves et de pensées que le vent agite à bout de bras, et le souffle onirique soulève ces morceaux, les entrelacent, les déchirent. Nulle part ailleurs, dans un univers infini de tristesses et de bonheurs minuscules, le parc triste, lumineux n'est plus qu'un décor sans vie - la vie est en moi.

 

 

 

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