Octobre 2005, Seattle/Vancouver

 

1er octobre 2005 - Tokyo eyes

Le hasard qui me fait découvrir, parmi les dvds de la bibliothèque de Mercer Island, le film de Jean-Pierre Limosin, Tokyo eyes. Le titre me rappelle quelque chose, O. m'en avait parlé je crois, et je pense à Tokyo en ce moment, alors pas d'hésitation j'emprunte le film. Et puis je mange en même temps quelques sushis, du poulet et du riz blanc. J'ai envie d'aller chez Higuma, de manger des soupes miso et des bols immenses de viande cuisinée. J'aimerais avoir un jour le temps de marcher dans l'international district, de faire mes courses chez Uwajimaya.

Et le film m'emmène dans les rues tortueuses d'un marché de Tokyo, dans le métro si étonnant, les stations gigantesques, les salles de jeu vidéo, les petits restaurants, les regards baissés des Japonais, les tenues exubérantes des Japonaises. Shinji Takeda est étonnant - intriguant - troublant. Drôle de façon de marcher, de danser, de faire glisser ses bras dans l'air, un corps en mouvement dans la ville, et je pense à Denis Lavant dans Mauvais sang, cette scène où soudain le mal de ventre l'atteint et il marche sur le trottoir, il court, il saute, il danse, il tort son corps dans tous les sens. En y réfléchissant un peu plus même, je crois qu'il y a encore plus de similitudes entre Tokyo eyes et Mauvais sang : Alex garde sa main serrée sur son ventre blessé, la main ensanglantée dans les derniers moments ; K a sa main cachée das la poche de sa blouse et lorsqu'il la dégage, celle-ci est tachée de sang. Hinano Yoshikawa est un peu étrange pour moi, elle n'a pas le type japonais : des yeux ronds, un visage jouflu, des lèvres charnues. Elle est touchante. Et puis surtout, surtout, toute cette quête du regard, des yeux, des lunettes, des caméras et des jeux vidéo, qu'est-ce qui est vrai, qu'est-ce qui ne l'est plus ? Que voit-on ? Ou est-ce qu'on ne voit que ce qu'on veut voir ? Les yeux qui reviennent toujours, le regard qui est tout, et encore plus dans la société contemporaine, mais aussi ce regard tuant, tuant de trop voir, d'avoir les yeux remplis d'images. Les yeux comme une provocation lorsque K passe sa langue dessus. Ces codes hiérarchiques et de respect qui peuvent aussi être bouleversés par le regard. Le regard différent. A chacun de voir.

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Au restaurant je suis bien, vraiment bien, je ris beaucoup et je crois que le sourire de la sérénité ne me quitte plus. J'écoute à droite, à gauche, en français ou en anglais, parfois je ne comprends plus quand il y a trop de bruit, mais je me laisse porter. Je bois du vin, trop de vin, j'ai la tête qui tourne, le cachet d'aspirine ne change rien, et les cigarettes - American spirit à la menthe j'adore - me font totalement partir, je ne tiens plus debout, je me retiens à tout, assise sur le haut tabouret je continue à sourire, dans la salle de bains devant le miroir j'ai le visage si blanc que mes lèvres ne se voient plus, est-ce que je m'évanouirai ? Qui me rattrapera ? Qui pour s'apercevoir que je ne suis plus là, que je m'abandonne, que je me sens si mal ? Personne ne voit. Je continue à rire. A goûter, après le dessert, la mayonnaise à l'estragon préparée par le chef, sur un morceau de pain. Il ne faut pas penser que j'ai une nausée terrible, que je vais tourner de l'oeil dans un instant. Se tenir droite, se serrer le coeur, et repartir comme si de rien n'était. Je m'enferme dans ma chambre, tous les draps sur moi, la pièce tangue, je crois que je vais vomir.

 

2 octobre 2005

Je n'en peux plus aujourd'hui, je n'en peux plus de cette journée qui n'en finit pas, je n'en peux plus des crises de tyrannie de J, je n'en peux plus de ne pas avoir le temps d'écrire. Je m'effondre en pleurs. Devant la petite fille qui ne sait plus quoi dire. Je pleure et la voix gorgée de larmes, j'appelle ma belle chérie, aucune idée de l'heure qu'il est en France et je sais qu'elle ne m'en voudra pas de ça, nos portables ne sont jamais éteints parce qu'il faudrait que toujours nous puissions nous joindre, je laisse des messages au milieu des pleurs, et je vais mieux après ça, parce que je sais qu'en se réveillant elle aura mes mots, tout ce que je lui écris aussi - je lui écris tant que je peux, et le malentendu sera dissipé, son réconfort viendra vite. Ma belle chérie, qui me manque tant. Seule à me manquer de cette façon, parce qu'il n'y a qu'elle quand j'ai trop mal au coeur et que ça ne s'explique pas, parce qu'il n'y a qu'elle chez qui se réfugier le soir - "je suis chez toi dans une heure, ça ne va pas du tout, je peux dormir chez toi cette nuit ?" - regarder ensemble un film de Truffaut en mangeant du chocolat noir fourré de praliné dans le grand lit blanc. Avant le lit dans la maison était mauve. J'aimais bien aussi. Il y a le parfum de M aussi. Avant je portais le même et pourtant il y a toujours ce petit sursaut quand je sens son parfum à elle. Le réconfort que personne d'autre ne m'apporte, la douleur qu'elle seule peut apaiser.

 

3 octobre 2005

Il pleut un peu chaque jour à Seattle, et pourtant les ciels restent superbes, lumineux, immenses. La pluie parfois est légère comme un fin rideau de perles qui crépiteraient avec des étincelles, on est à peine mouillés, simplement c'est joli, chaque goutte est une parcelle de lumière reflétée, et des arcs-en-ciel se dessinent. Au coucher du soleil soudain, la pluit tombe à grosses gouttes et je reste là, béate, trempée, fatiguée et émerveillée, avec les lumières reflétées sur le lac nocturne c'est presque assez beau pour que je pleure.

 

4 octobre 2005 - Retrouver un souffle

Bien sûr j'ai encore filé un de mes bas. J'avais réussi pour une fois à ne m'accrocher nulle part ; non, il a fallu que je veuille retirer une petite pluche noire pour faire un joli trou. Jamais je ne réussirai à mettre deux fois la même paire de bas. Il fait assez frais pour que je sorte du tiroir mes collants, bas et autres mi-bas. Les jambes très longues, les jambes très claires sous le voile satiné. Le corps est encore un peu bronzé du soleil de la Sicile. Je repense parfois à la Sicile, un parfum ce soir qui m'y a emmenée, et puis ce message de M qui nous avait invitées dans sa jolie maison à Patti. Grande maison aux murs blancs et frais, carrelage rouge foncé, palmiers et cactus dans le jardin asséché. Il y avait un agréable sentiment d'amitié entre M et moi. J'aimais beaucoup aussi les discussions longues et denses avec O mais vraiment il y a quelque chose de plus simple parfois avec les garçons. Quelque chose de moins contraignant pour moi. Les conversations féminines me semblent si compliquées en ce moment ; je préfère envoyer des messages tout doux aux garçons qui renvoient des mots gentils. Des mots de protection. Et justement, le dernier email de M ressemblait à ça, savoir simplement si j'allais bien, comment se passait les premiers pas à Seattle.

Je suis entrée dans la boutique Sephora de Pine Street : acheté du gel douche dans une bouteille verte, de la lotion transparente avec des bulles d'eau comme démaquillant. Je cherchais quelque chose au thé vert mais n'ai rien trouvé comme je l'aurais aimé. Je suis aussi en quête d'un vrai chocolatier dans cette ville où l'on mange plus facilement des gâteaux riches et sucrés, gavés de pépites et saupoudrés de cette pâte si spéciale mélange de sucre et de cheese cream. Tous ces gâteaux un peu trop écoeurants souvent. J'aurais besoin de chocolat simplement, quelques carrés de chocolat noir. Du vrai chocolat, de celui que je mange la nuit devant des films ou bien après chaque repas - pas de dîner qui ne se finisse sans carré de chocolat - et sans cesse ici j'ai envie de reprendre quelque chose, d'aller rechercher même une pomme ou de l'ice cream, parce qu'il manque le chocolat. Heureusement j'attends les prochains colis qui auront transporté du chocolat belge, suisse, français. J'ai des amies formidables qui pensent à tout. Pour patienter, suis allée manger ce midi dans le même petit restaurant que samedi, j'y ai emmené C pour goûter ces fameuses crêpes dont le chef nous avait parlé : des crêpes à la farine de blé avec un petit goût français qui me plaît. Mais surtout la mousse au chocolat, très bonne, légère, rien à voir avec les desserts qu'on nous infuse ici, mais que je mange toujours avec gourmandise. Je discute avec L et D, de la tarte au citron qui est quand même bien meilleure avec de la meringue - pour atténuer l'acidité du citron, comme celle de ma maman ou des "Nuits d'Eté", rue de Beaune -, de la raclette prévue pour la fin du mois d'octobre, du festival du Beaujolais Nouveau que nous préparons et pour lequel ils proposent de participer en offrant un dîner et des gâteaux. En échange, nous leur ferons une jolie page de publicité dans notre programme. Très heureuse de me sentir si bien dans cet endroit. Il y a un autre endroit français que peut-être j'aimerais essayer, pour prendre un verre : c'est un café sur la 2nd qui s'appelle "Le Pichet", seul lieu auquel on pourrait vraiment reconnaître un air français.

Je lis La Place d'Annie Ernaux, je télécharge des films - Talons aiguilles d'Almodovar -, j'écris à S dont je n'ai pas eu de nouvelles depuis les derniers jours de juin, quand tous les deux nous cherchions à travailler l'été - finalement, je suis restée dans ma grande maison de campagne tout le mois de juillet, et je me suis baladée entre la Sicile et l'Auvergne au mois d'août. L'Auvergne de cet hiver j'y pense déjà, j'espère passer au moins quelques jours, un réveillon peut-être, dans une des maisons d'Auvergne, Puy-de-dôme ou Cantal, retrouver une chaleur familiale qui toujours m'a échappée lorsque j'étais petite - ces cousins, ces oncles, ces tantes et ces parents éloignés que je n'ai pas eus, peu de souvenirs familiaux, pas de tribu où se retrouver, pas de grands-parents chez lesquels on voudrait se réfugier. Ca m'a manqué le jour où j'ai découvert les grandes réunions de familles chez mes amies. Oh, ce sont beaucoup d'histoires aussi, c'est très compliqué ; mais bon, pendant les vacances, c'est quand même plus drôle d'aller jouer dans une piscine avec ses cousins que de s'ennuyer doucement à la maison... Souvent j'ai dit que le mot famille n'évoquait rien pour moi. Mon père avec qui les relations étaient si conflictuelles - elles le sont toujours mais nous sommes aussi si proches l'un de l'autre -, ma mère trop parfaite dans son rôle de mère et qui a oublié de garder sa liberté de femme, mon frère ou ma soeur avec lesquels je ne partageais pas grand chose. Et puis il a fallu partir, quitter cette maison où j'ai toujours habité, ne plus revenir que le week-end, moins souvent parfois. Et les retours étaient ce qu'il y avait de meilleur. Mille fois avec mon père nous nous sommes encore disputés, souvent mon frère m'a très mal parlé, et j'ai été parfois odieuse avec Maman. Mais la distance révélait un certain lien, un attachement, et sans moi quelque chose était très différent. Papa me parle de son travail, de tout ce qui ne va plus, de l'écoeurement à travailler douze heures par jour quand d'autres font payer leurs déjeuners au "Boeuf sur le toit" à l'entreprise. Maman me fait son résumé le vendredi soir de la semaine écoulée, accrocs avec les élèves, mouvements de protestation dans l'Education, après-midi chez les copines, niveau des dernières dissertations. Et puis G aime bien se retrouver avec moi, seul avec moi, notre meilleur moment le samedi soir seuls tous les deux, devant la télévision dans le salon, allongés l'un contre l'autre, et il me parle de ses chéries, me soigne le coeur, me fait rire. Je me souviens, en particulier, de cette soirée où nous regardions un film, une amie m'a appelée et G entendait tout, elle me parlait du plus intime et il écoutait, mais ça ne me gênait pas, on a même pu en parler ensuite. Et puis finalement on a regardé à minuit un entretien entre Laure Adler et Eric Hobsbawm, et j'ai essayé de lui expliquer la thèse du Siècle des extrêmes, c'était fantastique - j'imagine bien que mon frère est le seul de sa classe à avoir entendu parler d'Hobsbawm. La famille alors maintenant a un certain sens, il y a des choses auxquelles je suis attachée, qui me manquent et qu'on ne remplacera pas. Mais certaines choses font toujours aussi peu sens pour moi.

Revenir à une écriture plus simple, un peu trop d'empressement peut-être devant ce nouveau projet tout beau. Laisser au site le temps de trouver sa forme, beaucoup écrire dans le Journal avant de venir à d'autres choses qui voudraient porter un regard sur cette écriture, passer à la mise en abîme d'écrire sur écrire.

 

5 octobre 2005 - Se perdre en soi

Un peu perdue dans ma propre écriture. Ne plus savoir si je me force, ou si les mots viennent ainsi. Peut-être que je reste enfermée dans les textes de l'an dernier, peut-être que j'ai tellement écrit sur certaines choses que je trouve naturel maintenant de les ressortir toujours, d'écrire sans cesse et avec un retour continu vers ces sujets. Mais quelque chose manque. Je ne sais pas où est la ligne continue. Besoin peut-être de revenir à un journal manuscrit plus dense, et n'en dégager que certaines choses, pour le Journal du site. Je voudrais que les mots sonnent justes, or ce n'est pas le cas. Dans mon oreille ça fait un drôle de bruit. Et d'un jour à l'autre, je passe d'une tonalité à une autre, sans bien m'y retrouver moi-même. Laisser aussi sans doute le temps de cette hésitation, de cet tâtonnement pour y voir plus clair ensuite.

Perdue aussi quand il faudrait se méfier de ces désirs dangereux, de ces désirs qui me poussent toujours en avant mais souvent trop loin, jusqu'à la douleur, oui mais si ce n'est pas ça, si ce n'est pas le désir, l'exigence, la perfection, la beauté - quoi ? Qu'est-ce qui me retient ? Qu'est-ce qui me fait écrire ? Oh décidemment j'ai la sensation de ne plus comprendre grand chose en ce moment, et c'est tellement difficile déjà perdue dans une ville inconnue, de se trouver perdue au milieu de soi. Dans quel sens aller ? Entre l'exubérance et la discrétion, entre l'exagération et la retenue, entre l'obnubilation des garçons et la vie trop calme à l'absence de goût, où aller ? J'ai peur de mon attitude. Peur d'en faire trop, ou de ne pas en faire assez. Y aurait-il une façon idéale de faire ? Non bien sûr que non mais je ne sais pas même ce qui me convient à moi. Ce qui me fait aller bien. Parfois je crois et puis - tout faux. L'effondrement toujours, et une voie autre nouvelle à essayer, à creuser. Je crois devoir faire d'une certaine façon pour faire comprendre le mieux ce que je suis, et puis ce n'est que de la vantardise, ce n'est que du vent, qu'est-ce qui tient vraiment la route ? Et bien sûr je fais tant de choses par rapport aux autres, je suis d'une certaine façon par rapport à eux, mais seule absolument seule comment sait-on ? Est-ce qu'il y a une attitude qui nous corresponde ? Est-ce que ça se trouve loin des autres ? Non je ne crois pas. Il y a mille façons d'être, et chaque façon unique avec chaque personne rencontrée. Alors quelle unité trouver pour soi-même ? Quelle continuité ? Ou bien la continuité non nécessaire, une succession d'instants et d'attitudes... Mais c'est difficile d'avancer ainsi.

Je croyais avoir dit les choses qui me faisaient proches de lui, et puis là encore je me suis trompée, le langage était faux, pourtant c'était bien moi à cet intant qui écrivait ces mots. Pourquoi alors ?

Pardon. D'avoir déçu. Je voudrais lui écrire et je n'ose plus.

 

6 octobre 2005

Au réveil il y a les images d'une femme dansant, des images en noir et blanc, elle tourne avec des chaussons de danse et ses jambes se tendent parfaitement droites, ce sont des mouvements superbes et je ne me souviens que de ça, la beauté des gestes qui s'enroulent s'entourent et se délient. Parce qu'hier soir je regardais des photos de Marie-Claude Pietragalla dansant :

Toute la journée des enfants qui défilent et qui crient, la tête qui bourdonne, l'inutilité d'être là, je n'attends que le moment où Clara et moi repartirons, moment de répit sous la pluie qui nous entoure et nous cache, marcher doucement l'une à côté de l'autre vers le marché de Pike Place, s'arrêter à la very French bakery et manger un pain au chocolat en étant folles de travailler avec ce type horrible qui nous inonde de son élitisme parisien écoeurant ; repartir jusqu'aux bus de la 4th et l'embrasser, l'embrasser très fort, ses joues colorées de rose par le vent qui nous gifle, la réconforter autant que je le peux par le lien physique qui ici fait cruellement défaut : les mains de son amoureux, celles de mes belles chéries.

Je continue de marcher sous la pluie et jusqu'à rire avec A et L, dans un restaurant jazz et créole, la nuit les galeries d'art il ne pleut presque plus, j'aime seulement ces tableaux qui évoquent un désir une sensualité sur une plage, deux soeurs dans des maillots de bain mauves, un garçon qui soulève son tshirt de son dos. La nuit qui m'enveloppe, je n'ai peur de rien. Simplement gênée d'avouer que je n'ai pas envie, je fais mon cinéma pour m'excuser comme s'il y avait à s'excuser, uniquement ce n'est que le souci de ne pas blesser, et puis soudain j'ai envie de brandir ça comme une fierté nouvelle, comme une déclaration brûlante, révélation que je voudrais jeter à la face du monde entier : je veux être seule. Je ne veux rien d'autre que l'amour fou et superbe, pas de petits sentiments, pas de facilité, j'attendrai heureuse dans cette solitude que je commence à aimer, chérir, vouloir, protéger. Le désir qui ne s'allume pas, ça ne m'intéresse pas. Sale enfant capricieuse.

Bougie à l'eau de rose dans la chambre, assise en tailleur je recouds le bouton défait de mon pantalon, je continue le petit bouquin d'Annie Ernaux qui me plaît beaucoup, et j'ai une envie folle de danser la nuit entière, me perdre dans une salle immense remplie de monde mouillée de transpiration résonnant des battements de coeur expulsés par les amplis, vibrer de ce souffle où le corps s'abandonne, où l'ivresse et le désir, la rage du corps, la fureur de vivre, me portent dans un monde étrange où j'évolue comme dans le ralenti d'un film, où je me vois presque en train de danser, et où pourtant les heures s'égrainent vite, beaucoup trop vite, le temps me glisse entre les doigts, au petit matin j'ai le corps rompu d'avoir dansé toute la nuit, je rentre pieds nus et j'ai le corps vibrant qui longtemps encore portera les spasmes de la nuit brûlante.

 

7 octobre 2005

Transparence de ses yeux bleus liquides, douceur de la parole adressée et sourire pour moi rien que pour moi, baisers déposés sur les joues, sur fond d'érables verts devenus orange, paysages canadiens quand la voiture m'emmène vers l'est de Seattle.

Le soir la nuit, cocktails concombre-citron-vodka et cachaca-citron-raisin, je souris doucement toujours, les yeux très maquillés, pull échancré jusqu'à la caverne mystérieuse, remix de Gainsbourg au loin par dessus les conversations près des murs tendus de velours rouge, discussions à bâtons rompus et décision prise d'apprendre l'italien avec P, les jolis cheveux roux d'A et les secrets confiés dans un rire détourné au creux de son oreille, la nuit serrée entre mon trench et ma poitrine, et je m'en vais pour ne pas rejouer la scène d'une série américaine pour teenagers, sur le bord de la route dans sa voiture et dans le noir il m'embrasserait, moi je ne veux que les lèvres de celui dont je serai follement amoureuse.

 

9 octobre 2005

Brunch américain comme je peux les aimer : du bacon, des saucisses, des oeufs brouillés et des pommes de terre avec une fine peau rose. Visage trop clair de ne pas avoir les yeux entourés de khôl, joues brûlantes de ne pas avoir assez dormi. Arbres rouges, roses et verts sur la rive droite de Fremont Avenue, orange sur l'autre bord. Envie d'avoir à nouveau les cheveux couleur de cuivre. La statue de Lenine surgie au coin d'une rue, unique sur le continent nord-américain. Le Sunday Market et les boutiques hippies aux friperies invraisemblables, nuisettes des années trente et robes jaunes à pois des sixties. Des mots prononcés et répétés : lust, honeymoon, Mercerwood drive. Du chocolat blanc et aux éclats de noix de coco, de la marque Lindt. Chansons de William Sheller, d'Alain Souchon. Sommeil.

 

10 octobre 2005

On ira, ensemble, à Chicago et à Los Angeles. J'emmènerai C à Vancouver chez mon bel Italien de Rome. J'irai seule à New York retrouver E et sa peau brune, ses cheveux bouclés, sa douceur - elle m'a pris mon superbe amant aux yeux gris et cela me retient un peu plus auprès d'elle - j'ai envie des villes inconnues, je veux me perdre dans les rues trop immenses et puis jouir de la nuit différente au creux de chaque cité, les lumières sur les ports et les néons des discothèques, la ville découverte et ressentie avec une allure folle, prendre suffisamment de vitesse pour que la percutation fasse pénétrer le flux sous ma peau.

 

11 octobe 2005

Les arbres de Mercer Island verts et puis rouges, mais si rouges, rouges d'une telle violence, le bus s'en va vers le pont qui repose sur l'eau et je regarde à travers les vitres la couleur qui me brûle les yeux, le rouge me paraît merveilleux et soudain fatal, terrible, intransigeant, dernière résistance avant que les feuilles ne se détachent, le sang qui surgit devant mes yeux, et le désir qui explose, qui me fait tressaillir, les arbres rouges et l'amour qui bout dans mon corps.

Mon frère qui m'envoie ses jolis sujets de philosophie, et tout de suite je m'y attelle, je plonge vers le site de Deleuze, je lis quelques cours sur Leibniz, j'aime tant l'exercice de la dissertation ! et je crois que ne plus devoir, jamais, en faire, me rend très nostalgique, alors je m'y précipite, je prends une feuille, un stylo, et je jette des mots, des idées, je retrouve le plaisir intellectuel de la dissertation, et puis je m'amuse ensuite à ne lui redonner que des pistes, des chemins à poursuivre, des brèches à creuser. Jouissance intellectuelle.

 

13 octobre 2005

Nourriture japonaise. Soupe miso, riz blanc, saumon avec cette sauce un peu sucrée, beignets de crevettes et de légumes, saké citronné. J'aime la cuisine japonaise, et si j'étais capable de me préparer ces repas, je ne mangerais plus que ça. Il faudrait en profiter à Seattle, il y a cette grande épicerie japonsaise dans l'International district. J'ai toujours l'impression qu'en mangeant de larges portions dans les restaurants de la rue Sainte-Anne, au contraire des restaurants à sushis dont on ressort le ventre encore un peu vide - comme l'est le portefeuille -, je mange pourtant des choses simples, saines, diététiques. Parce que le riz est nature, parce que ce sont des légumes et du poisson, parce que c'est une sauce seulement. Parce qu'on ne prend pas de dessert ! C'est décidé, demain je vas faire mes courses au supermarché japonais, et je me mets à faire la cuisine. Trouver un livre de cuisine japonaise. Ou trouver un Japonais (pas moins bien que Shinji Takeda) qui sache cuisiner.

Vue sur le Lake Washington, sur les buildings illuminés de Seattle downtown. Coucher de soleil, lumière qui se perd, brume orange et rose sur les crêtes noires découpées à l'horizon. Sa main sur mon ventre, la piscine très bleue sous le balcon où je suis et entourée de minuscules jardins fleuris. Douceur de la nuit.

 

14 octobre 2005 - Dis quand reviendras-tu ? (Barbara)

Mon amour.

Je n'en peux plus de ne pas t'écrire, je n'en peux plus de penser à toi chaque jour et de ne pas pouvoir chaque jour te le dire, je n'en peux plus de ton absence et de notre distance, et de ton indifférence, et de ton silence... Je veux tout de ce que j'ai connu avec toi, je veux la douceur du dernier été, je veux la sincérité des regards graves, je veux la force de ta main qui sert mes doigts fort, très fort, je veux la tendresse des appels, quelque part entre Toulon et Bordeaux dans un train de nuit, je veux tes mots qui me rassurent, je veux ton exigence envers moi, je veux ton intelligence et tes failles, je veux faire l'amour avec toi et avec personne autant qu'avec toi - qui me fera retrouver le goût de la dernière nuit ? -, je veux caresser jusqu'à ce que tu t'endormes ton dos et tes épaules, épuisé par les nuits d'alcool et d'amour, je veux ne croire que toi et je veux pleurer serrée entre tes bras, protégée par tes épaules larges, je veux me sentir menacée et puis rassurée par toi, je veux rire à nouveau lorsque la nuit on regarde des films et que ta main glisse sur mes cuisses, je veux ces paroles que toi seul peux me dire, parce que personne d'autre n'oserait, je veux te voir mon amour, caresser ne serait-ce qu'effleurer tes lèvres mon amour, passer mes doigts sur ton visage que je connais par coeur, t'offrir le plus beau et être sensuelle comme je ne le suis qu'avec toi, faire ce don que personne d'autre n'aura, et même si je me laisse faire, même si je les laisse venir en moi, je ne me donne qu'à toi, et quand d'autres me font l'amour je pleure de t'être infidèle, et je voudrais déjà être en décembre et te voir et t'emmener à la mer et te crier mon amour, nous jeter à l'eau froide corps nus et bleus retrouver mon amour pour toi et ta sincérité envers moi, celle qui n'existe que dans nos corps, mon corps dont tu as besoin pour ressentir quelque chose envers moi, nos corps pour dire l'amour parce qu'autrement on ne sait pas, des gestes entre nous et pas de paroles, notre amour silencieux et superbe, je veux que tu jouisses en moi comme ça n'est jamais arrivé avec n'importe quelle autre, je veux notre intimité retrouvée et notre alliance scellée, je veux que tu me redonnes courage, je veux être capable d'être encore loin de toi longtemps et de garder mon amour intact, je veux assez de confiance pour ça, je veux continuer cette histoire parce que je n'ai jamais eu tant envie d'écrire qu'en te regardant mon amour, je veux rester glissée au creux de cet amour terrible jusqu'à ce qu'un autre m'emmène dans l'amour et le désir, mais mon amour j'ai besoin de toi, encore tant besoin de toi.

 

15 octobre 2005

La nuit qui s'engouffre lorsque je marche doucement sur le chemin d'East Mercer Way, le lac est à mes pieds et Bellevue brille sur l'autre rive, à peine dix-neuf heures et déjà le soleil n'est plus, la nuit est apparue, la nuit rôde partout profonde autour de moi, la nuit m'entoure et me protège, autant qu'elle pèse sur moi et m'effraie. La nuit est sombre, les voitures défilent et leurs lumières surgies du néant m'éblouissent, les bougies sont allumées aux portes des maisons de verre dans des pumkins découpés, les guirlandes de lumière s'agitent sous le vent et je continue ma marche folle, retour vers la maison calme, tranquille et rassurante, les flammes dansantes reflétées sur le lac à travers les vitres qui entourent le salon et s'ouvrent sur le balcon de bois, où parfois il fait encore si bon s'asseoir à la fin de la journée, lorsque le soleil s'écroule à l'ouest sur les Olympics et que les Cascades au loin derrière Bellevue prennent une teinte dorée et brillante, qui fait miroiter les arbres devenus orange dans le mois d'octobre qui passe à toute vitesse, qui s'effile et se défile, et m'emmène vers les voyages, les villes inconnues, les amours inconnues.

 

16 octobre 2005

Nos billets sont achetés pour aller à Vancouver le weekend prochain, et cela ne nous rassure qu'à moitié, après avoir vu l'un des chauffeurs de la compagnie Greyhound : il veut nous emmener en Californie, tout de suite, ou même à Vancouver si l'on préfère... Le voyage promet d'être épique. Sur la jolie route entre les arbres roux qui longent le Puget Sound, les îles jusqu'à la frontière canadienne et la Colombie Britannique. L nous attendra de pied ferme dans sa Pontiac achetée à son arrivée, après de longues hésitations. Il nous emmènera dîner dans un restaurant de Chinatown, le plus grand quartier chinois du continent nord-américain. Il y a aussi Little Italy qui ressemble à l'Italie des années 1900 et où L achète ses pâtes, le Stanley Park qui se parcourt en vélo ; et surtout l'envie folle de courir le jour et la nuit dans les rues de la ville, de tout voir en si peu de temps de la ville qu'on dit agréable, de reprendre au Canada ces droits qu'on nous refuse aux Etats-Unis lorsque l'on n'a pas encore vint-et-un ans ; je veux boire et danser, danser toute la nuit, vivre chaque seconde de ces trois jours passés à Vancouver avec l'intensité du lendemain où nous ne serons plus là, et aller fières et exubérantes à travers tout avec ma belle Clara, qui me confie à demi-mots le manque de son chéri - je voudrais tellement pouvoir l'emmener là où elle oublira, l'attirer hors de son chagrin, lui rendre la vie belle.

 

17 octobre 2005 - Distance insoutenable

J'espère ses mots et puis mon portable sonne la nuit, surtout ne pas réveiller toute la maison - ce ne sont pas ses mots à lui, mais ses pleurs à elle, c'est sa voix perdue dans les sanglots que j'entends mal au bout de ce fil, quelque part très loin de moi, et je me tais, je l'écoute, je ne l'entends que pleurer, et je me tais, je ne peux que dire, doucement, très doucement, "chut... calme-toi...". Quelques mots qui suffisent pour tout comprendre. Et soudain je me sens révoltée, hors de moi, folle de rage et de colère, c'est insoutenable cette douleur, je ne veux pas qu'elle ni que personne ne souffre de cette façon, je veux être près d'elle et je veux abattre cette distance, je veux dans la seconde qui suit être au coeur de Paris pour la prendre dans mes bras, la serrer très fort, la protéger du monde trop violent qui l'abat et la blesse, je voudrais être suffisamment forte et rassurante pour d'ici l'aider à se relever, à faire face, à se montrer plus forte qu'eux tous, je voudrais être là. Je ne suis pas là. C'est insupportable. Ce décalage soudain. Soudainement compris et ressenti dans toute sa douleur. Je voudrais que demain un avion m'emmène à elle, et que ses beaux cheveux blonds glissent entre mes doigts, que ma poitrine recueille ses pleurs et qu'elle puisse se laisser tomber à moi pour que je lui redonne ces forces qui s'épuisent face au monde injuste, lui dire en la regardant droit dans les yeux qu'elle sera toujours plus forte si elle croit en elle, si elle ne croit qu'en elle, si elle échappe aux mensonges et aux saletés qui courent autour de nous, tout ce monde dont il faudrait se méfier, et ne faire confiance qu'à soi, n'aller toujours que seule, avancer dans un chemin inconnu, effrayant, mais soudain tendre, superbe, pavé de fleurs mauves entre les pierres inégales. Se protéger d'une armure de silence et d'une indifférence de givre.

 

18 octobre 2005

C'est étrange. C'est étrange comme les choses arrivent sans prévenir, se mettent en place sans que vous les ayez voulues de cette façon. J'ai vingt ans. Vingt ans seulement. J'ai des amoureux, des amants, des histoires de la nuit, des histoires courtes, des amours que je garde en moi pour longtemps mais qui parfois tiendraient résumées en deux mots, même en un regard je ne sais pas moi ; simplement les histoires longues et denses dont rêvent toutes les petites filles ne me sont jamais arrivées, à moi. Et voilà que ça me tombe sur le coin du nez, oh pas un vraie histoire d'amour, si je suis amoureuse c'est de l'autre côté de l'Atlantique, c'est de celui avec qui la moindre relation est impossible à faire naître... mais je me trouve prise au piège d'une relation, et tout de suite je voudrais me braquer, parce que j'ai trop peur de perdre la liberté tout juste(ment) acquise, mais non ce serait idiot d'être effrayée parce que quelqu'un semble vous aimer et est prêt, si vite, à faire tant d'efforts pour vous... Ne pas brusquer les choses, leur laisser le temps de se réaliser. Il ne faut pas trop m'en demander tout de suite, et surtout il ne faut pas me demander de renoncer à mon indépendance, à ma sauvagerie, à mes caprices, et puis si demain je n'ai plus envie, eh bien tanpis ce sera comme ça. Mais je ne veux pas non plus, parce que quelque chose de simple se profile, avoir peur d'y faire quelques pas, l'intégrité et l'indépendance ne se perdent pas ainsi, elles se perdent peut-être même davantage dans l'amour fou et combattant, l'amour comme une lutte effrénée, l'amour où l'on se débat fière et rebelle dans les bras de son amant, mais finalement, finalement, on ne s'attache qu'un peu plus à lui et notre belle indépendance se délite, s'effrite... Faire les choses doucement, faire les choses en s'amusant, sans les prendre au sérieux, et avancer seule et sereine.

 

19 octobre 2005 - Kirkland

Lumières douces de Kirkland, que j'aime, que j'aime tant, très loin sur l'autre rive les buildings scintillants, et au-dessus de tout cela le ciel haut, immense, violet, agité. Je dors, je m'endors, je me réveille contre lui, fou de me vouloir à ce point, je souris, je souris toujours, le lendemain matin je prends tout mon temps, douche vapeur et petit déjeuner devant les vitres du balcon, le ciel brille fort dehors et je me lance heureuse le sourire toujours là dans les rues excessivement calmes à neuf heures le matin.

 

20 octobre 2005

Je rentre et tout de suite sur la table je vois ce paquet , quelque chose qui a une forme étrange bosselée sur cette table de verre propre et brillante, près du courrier arrivé il y a ce paquet pour moi, ce colis de France et il suffit de lire l'adresse pour savoir deviner, je sais que dedans je trouverai du chocolat, et quoi, quoi d'autre ? Des lettres, des mots, des bijoux, des bougies ? J'ai l'impatience d'une petite fille. Le bonheur qui se voit dans mon sourire et qui fait briller mes yeux, envie sauvage d'arracher les beaux papiers pour savoir ce qu'elle aura préparé, pour savoir ce qu'elle aura su qu'il me fallait, pour me sentir soudain tout près d'elle. Des lettres et des mots à n'en plus finir, du chocolat au lait fondant et délicieux - chocolat de mes nuits d'hypokhâgne -, des bijous et des cônes d'encens, et tout est parfait, tout me plaît tant, tout qui me redonne le sourire quand la journée a été longue et épuisante, je redeviens pour une soirée la petite fille qui s'émerveille devant les paquets ouverts, et puis je plie soigneusement les papiers de soie, rose et orange, je les range dans un petit sac en papier, toute la soirée j'écris et je prépare quelques affaires pour Vancouver et je porte ses bijoux.

 

21 octobre 2005 - Vancouver, B.C.

Vancouver depuis le bois de la Simon Fraser University, bois noir tapissé de feuilles rouges emportés par la vigueur de l'automne, ville-flaque étendue dans la nuit entre la baie du Pacifique et au loin l'île de Vancouver, les montagnes où brillent les lumières des pistes de ski, montagnes noires et imposantes de leur silence lourd, la longue avenue d'Hastings guidée par les lampadaires et ces rues à angles droits parfaits, la banlieue qui s'étend et s'étire tout autour du downtown, et les ondulations lumineuses du pont qui relie les deux rives, coupant Stanley Park poumon vert aux totems indiens. Beauté des lumières reflétées dans le ciel rose et nuageux, silence profond du ravin à nos pieds et froid qui saisit jusqu'à l'échine, pas une goutte d'eau.

 

22 octobre 2005 - Vancouver, B.C.

La plage de Jericho Beach, du sable très fin, les montagnes noires et menaçantes sur l'eau claire, le fjörd est recouvert d'une fine brume, et derrière la plage s'étendent des parcs à joggers avec chiens et poussettes, qui se cachent entre des arbres orange et sur une pelouse très verte, mais les arbres si près de la jetée et soumis aux tempêtes venteuses perdent déjà leurs belles couleurs d'automne. Derrière sont dissimulées des maisons coquettes aux styles hétéroclites, une hacienda mexicaine et puis une demeure à colombages normands, une construction carrée de terre séchée et une maisonnette so british.

Granville Island, des entrepôts aux couleurs mates et un Kid's market où L achète une mappemonde gonflable et moi des colliers de bonbons, des hangars portuaires transformés en galeries d'art indien ou inuit, un superbe marché où l'on trouve des fruits magnifiques, des bouchers et des charcutiers (et c'est la première fois que j'en vois aux Etats-Unis), des pommes recouvertes de caramel et du fudge à tous les parfums, des bonnets de laine rigolos et des fleurs sublimes que le marchand laisse sorties la nuit, personne ne viendra les lui voler.

Après avoir marché deux heures, trois heures, je ne sais plus, dans les rues sombres, dans les rues d'angoisse, après avoir sursauté de la moindre parole adressée, agressive ou pas nous ne savions plus, nous avions peur, et puis finalement nous nous réfugions dans une Japanese house, dans un restaurant tout en longueur à cuisine ouverte, comme chez Higuma. Assises au comptoir sur des tabourets, juste devant le cuisinier qui nous sourit et nous montre comme préparer les rolls. Ce soir, C et moi partageons une soupe miso, des tempura (crevette, carotte, pomme de terre, courgette), du poulet terryaki, du riz blanc parsemé de graines de sésame, des rouleaux de riz au thon et au saumon. J'aime passionnément la cuisine japonaise, j'adore les repas au restaurant japonais, j'aime que la serveuse m'explique comment dire au revoir, et que sayounara ne s'emploie que pour un adieu - alors nous choisissons l'autre mot, parce qu'on reviendra, parce que le Japon me semble tout près, parce que c'est un début et pas un adieu.

 

23 octobre 2005

Le meilleur sentiment surgit au moment où je pose un pied dans Seattle, après avoir passé quatre heures dans un bus à manger des makis et puis des rouleaux de riz, de crabe, d'avocat et de saumon, avec des baguettes et même que j'ai semé du riz un peu partout, petit poucet qui marque son passage - c'est l'instant où je pense que je suis de retour chez moi, dans cette ville qui semble déjà la mienne, dans une place où je me sens bien, soudain si rassurée et en sécurité après avoir la nuit eu peur d'être agressée à chaque coin de rue, je redescends lentement vers la Second avenue, je porte mon trench noir serré à la taille, jambes drapées de bas chair et jupe disparue sous l'imperméable, je porte mes sacs et je fume de mauvaises cigarettes achetées dans un magasin de Vancouver, aucune rue ni aucun cri ne m'effraie, j'attends sous un arrêt de bus, même pas une goutte de pluie dans ma belle ville de Seattle, ma ville que je connais et qui me protège, petite ville dont les quartiers sont toute l'âme, de la branchitude gay de Capitol Hill aux maisons de couleur de Wallingford, du Sunday Market de Fremont aux grandes maisons début du siècle de Beacon Hill, des noires tours de verre du downtown aux petits ports du Lake Union, Queen Anne et Magnolia, West Seattle et la pointe d'Alki, l'International district et le waterfront... Ville aux mille visages, petite ville pas toujours open-minded mais on y sent quelque chose battre, c'est une ville que j'aime. C'est devenu ma ville parce qu'en y revenant je me sens "de retour", apaisée, exténuée mais heureuse, et demain une nouvelle semaine commencera, et tant de choses qui m'attendent encore dans cette ville superbe.

 

24 octobre 2005

Email de mon Papa qui scanne certains articles des Enjeux pour me les faire parvenir, email de ma belle chérie qui s'exile à Paris pour deux longues semaines, email de ma tendre jumelle heureuse et amoureuse de son garçon aux yeux bleus, email de mon chéri qui veut me voir absolument la semaine prochaine - et moi heureuse de lire leurs mots, de les savoir tous très près de moi, même avec ces 12000 km de distance entre nous.

 

25 octobre 2005

La jeune fille qui me demande de faire la transcription d'acte de naissance de son enfant américain, pour lui donner aussi la nationalité française. Je recopie les dates marquées sur le Certificate of Birth - et je lis : 06/26/1987.
Elle a deux ans de moins que moi. Elle a dix-huit ans. Une petite fille de deux mois. Pas d'emploi. Pas de Green card. Un mari âgé de vingt-neuf ans. Elle est arrivée aux Etats-Unis à quatorze ans, sans qu'on sache exactement comment. On remplit tous les formulaires ensemble parce qu'elle a peur de ne pas savoir. Et puis elle me demande : " Vous savez aussi si je peux m'inscrire à la journée du service militaire ? Parce que j'étais enceinte quand ils m'ont convoquée. "
Le coeur retourné. Envie de pleurer. Elle a deux ans de moins que moi.

 

26 octobre 2005

Restaurant japonais, dans le Chinatown de Seattle, moins traditionnel qu'habituellement : des soucoupes et de la porcelaine bleue, le saké chaud dans un petit pot de grès, les assiettes en forme de poisson. Grand espace vide et silencieux, serveuse au sourire complice, et ma voix qui résonne, est-ce qu'on n'entend que moi ? Les joues enflammées à boire le saké brûlant. Des sushis et des rolls à l'avocat et au crabe. Je n'aime pas la pâte verte et piquante, mais beaucoup la sauce couleur d'ambre. Retour bercé dans la nuit de Seattle, passage au-dessus du Lake Washington jusqu'à la rive de Kirkland, piscine turquoise qui apparaît fantastique dans la nuit, la nuit, nuit d'amour mêlée au chocolat (noir) et au whisky - ce soir je fais l'amour sur fond d'un downtown illuminé.

 

27 octobre 2005

Le cou colchique et les cernes cendrées, le cou presque douloureux d'avoir été tant aspiré, la fatigue d'une nuit sans repos qui marque le visage de deux barres sombres, la peau terne - alors la solution miraculeuse de la douche qui ébouillante au début de la nuit, des heures sous l'eau et des produits parfumés, du soin au henné et du shampoing à la lavande et du conditioner à la camomille, les cheveux lisses et doux et brillants. La nuit j'écoute Barbara et Aznavour, Reggiani et Dominique A.

 

28 octobre 2005

Journée rude où l'on court le midi à l'heure du déjeuner, où les gens arrivent avec une heure de retard, où la pluie - pour la première fois - s'abat sans relâche sur Rain City. Mon bus est en retard et je manque le second qui devrait m'amener jusqu'à l'école de Julie, alors je demande aux gens autour de moi, dans mon superbe anglais French touch, si quelqu'un par hasard va vers Island Crest Way, et une dame est d'accord pour m'emmener, gentillesse spontanée et des regards plus curieux qu'effrayés, ondiscute à bâtons rompus dans sa voiture battue par la pluie "it's the real first rainy day"... et puis je récupère Julie, on rentre vite pour qu'elle enfile son costume de sorcière et que je la conduise à sa partie d'Halloween.

Luxe de la solitude. Je passe la soirée seule dans l'immense maison de verre, lumières douces. Menu du dîner : saumon, tomates, concombres, pousses d'épinard, roquefort sur pain au graines de sésame, glace au chocolat Godiva et sorbet mangue. J'écoute Bowie, Ferré, Reggiani, Fiona Apple, Tori Amos, Françoise Hardy, Biolay. Ordinateur et écriture, tablettes de chocolat Lindt. Dans la journée j'avais pensé : mauvais jour, rien ne va, je me sens fatiguée : dîner avec mon chéri ? Et puis non, non parce que ça n'aurait rien réglé, parce que je sais que je n'apprécie rien autant que cette solitude luxueuse, et cela me rend ma bonne humeur, et les chéris ne seront jamais la solution à mes maux, seront-ils même jamais un véritable réconfort ? Ou bien que la source des angoisses supplémentaires à celles qui déjà me ravagent ? Luxe ce soir d'être seule, et d'écrire, et de me sentir heureuse.

Je voudrais écrire à mon amour, et je n'ose pas, je ne sais plus quels sont les mots justes avec lui. Je ne sais plus si ce que je lui écris est un semblant, l'évidence de l'image que j'aimerais donner de moi, ou bien l'essence de mon écriture, la seule façon naturelle de dire ce que je voudrais lui dire. Et parce que je ne sais pas s'il me lit, parce que je ne sais jamais ce qu'il pense, parce qu'il ne me dit pas - je ne peux pas continuer à lui écrire - on écrit en fonction des personnes, de leur lecture, de leur humeur et de leur attitude envers nous - et moi je ne sais pas, je ne sais pas s'il est toujours là, je ne sais pas si j'avance avec lui ou face à son indifférence, je ne sais plus rien et je ne voudrais que sa voix pour me dire que tout est toujours parfait, que mon absence ne change rien aux choses telles que nous les avions laissées, est-ce qu'au lendemain de mon retour il me prendra dans ses bras comme il le faisait à la veille de mon départ, est-ce qu'il me fera encore l'amour, est-ce qu'il serrera fort ma main dans la douloureuse Rue-de-la-soif, est-ce qu'il m'offrira encore sa sincérité, seule chose qu'il n'ait jamais su me donner, est-ce qu'il retrouvera la douleur de voir le matin se lever et la nuit se terminer, parce que lui devra repartir et que nous voudrions rester l'un près de l'autre quelques heures encore ? Est-ce qu'on refera l'amour comme... comme ça n'était jamais arrivé avant... comme ça n'arrive plus... comme j'aime... comme je ne le montre à personne d'autre qu'à mon amour ?

Dans une semaine, même heure, mon avion parti de Seattle atterrira à Chicago, et je me laisserai faire douce et câline entre les bras de mon chéri dans les draps de soie d'un hôtel plus beau que tout ce que je ne pourrai jamais imaginer.

Et puis, j'ai un petit cousin tout juste venu au monde.

 

29 octobre 2005

Journée de tristesse et de mélancolie, le coeur en berne et l'esprit vide, journée passée dans un sofa à manger du chocolat, et l'ennui, la nostalgie, le manque, la solitude.

Il n'y aurait qu'une chose à faire : relire Les Nourritures terrestres.

Journée étrange, sans cohérence, journée sans but et sans fin, tout ça ne rime à rien, et même à deux je me sens seule, profondément seule, personne ne répond ou ne se montre sur internet, j'ai envie de parler avec quelqu'un qui comprendrait et personne n'est là - affronter seule. Solitude.

Est-ce que je fais semblant ?

 

30 octobre 2005

De pire en pire. Tristesse un peu plus profonde, sur laquelle j'arrive à mettre des mots. Le vide autour de moi, le néant intellectuel, aucune stimulation, je me languis. J'ai peur d'écrire à mon amour. Mes belles amies me manquent.

 

31 octobre 2005 - Et soudain, la rupture

Aujourd'hui comme une apothéose, comme un point final au mois d'octobre doucement écoulé et aux deux premiers mois passés sur Mercer Island, comme un point d'orgue aux derniers jours de lassitude et d'ennui, de tristesse même - et puis comme le point de départ d'une nouvelle période, un courage qui ressurgit, l'envie de vivre qui revient au creux du ventre et qui bat aux tempes, la vie qui coule au corps et qui m'emporte dans la nuit.

Entre deux, la rupture - la déchirure - - la violence.

M'être sentie seule tout le weekend et soudain, lire les mots de mon Papa, les mots qui me font si triste et heureuse - triste de le voir tant travailler, de le savoir épuisé ; heureuse de ses paroles d'amour que jamais devant moi il ne prononcera. Mon Papa m'envoie des extraits des Parapluies de Cherbourg et des Demoiselles de Rocherfort - "nous sommes deux soeurs jumelles, nées sous le signe des gémeaux, mi fa sol la mi ré ré mi fa sol sol ré do, toutes les deux demoiselles ayant eu des amants très tôt..." - lire les mots d'O. qui toujours viendra me chercher dans ma mélancolie, et m'en extirper par des mots de douceur, les réponses qu'il faut trouver en soi et par intuition, un peu guidée par ce qu'elle m'écrit.

Je dis que je ne sais pas où sont les alliés, qu'ici je me sens seule et que les rencontres profondes, puissantes, noueuses, n'arrivent pas. J'ai même la peur tenace de ne pas trouver ces alliés autour de moi. J'en parle à C quand nous déjeunons d'un bout de pumpkin pie et d'un latte au pumpkin offert part notre Starbucks - c'est Halloween aujourd'hui - et elle m'écoute, me réconforte, merveilleuse de ses grands yeux bleus ou verts selon la lumière, de son visage clair et de ses cheveux châtains. Elle comme moi, nous sentons cela - que ça ne peut plus durer, que les contraintes m'étouffent, que cette rigidité s'oppose à ma liberté entière - et je dis ça avec des regrets et presque des sanglots dans la voix. Il faudrait trouver autre chose, il faudrait changer.

J. me raccompagne jusqu'à Mercer Island, après une réunion tardive des différentes associations franco-américainces, et soudain je me sens libre en anglais, on parle elle en français et moi en anglais, on parle sans plus vouloir s'arrêter et on fait même plusieurs tours sur l'île avant que je ne retrouve ma voiture, on évoque Vancouver et puis les lois américaines d'une hypocrisie fantastique, ô Etats-Unis de la liberté, les jeunes Américains inatteignables, et puis soudain ce que j'attendais et qui me manquait tant... Stendhal, Sartre et Beauvoir, la littérature qu'elle enseignait quelques années auparavant à l'Université de Washingon, sa spécialité dixneuvièmiste et les livres qu'elle bouquine en ce moment - et ça me met du baume au coeur de parler de ça, ça me transporte soudain vers cette part de moi qui s'agite après être restée calme silencieuse pendant deux mois, la littérature que je veux à tout prix, lire et lire et rien de moins bien que du Stendhal, oui bien sûr, la jeune L. qui aujourd'hui aussi me parlait de Flaubert - comme j'aimerais me plonger en eux, et être emmenée par leurs mots précieux et ces phrases, ces phrases que je connaissais par coeur, ces passages entiers, qui me sauvaient, que je croyais, et peut-êre qu'aujourd'hui en relisant L'Education sentimentale, c'est encore autre chose qui me retiendrait ?

Je rentre chez moi. Elle dit qu'il faudrait peut-être autre chose, qu'il faudrait plus de temps pour moi, qu'il faudrait que dans les deux semaines, les deux semaines à venir, je trouve quelque chose d'autre - et je la comprends, je la comprends si bien, je comprends chacune de ses raisons, je suis d'accord aussi, parfaitement d'accord - mais c'est comme un choc, quelque chose qui m'arrive sans que j'y aie pensé auparavant, la surprise de l'entendre me dire ça - pourquoi si soudainement, pourquoi maintenant, pourquoi si rapidement ? Sanglots dans la voix quand je réponds : "je comprends". C'était sans doute un peu abrupt, un peu violent de me dire les choses ainsi, de me demander simplement de partir, et vite. Je pleure. Comme une enfant. Chagrin terrible. Celui d'une petite fille dont les sanglots ne s'arrêtent plus. Et puis il y a lui qui me dit ces mots si doux, qui m'aime exactement comme beaucoup en rêveraient, et qui a ce soir je crois les mots justes, les mots qui me touchent, et puis c'est d'une émotion terrible, ça me renverse ça finit de m'achever et ça me fait croire que vraiment la journée est trop lourde pour moi, que les sentiments s'en vont dans tous les sens et se cognent à mon coeur un peu fragile ces jours-ci. Le premier sentiment qui m'a fait si peur a été de croire que soudain j'étais seule et abandonnée, que du jour au lendemain je ne savais plus où aller où rester - et puis il me rappelle que j'ai ses clés et son appartement, elle me dit que je peux rester chez elle tant que je le voudrais partager son petit appartement, moi j'ai envie de mon Papa qui m'aidera à voir la situation autrement qu'à travers la fatigue et l'énervement qui brouillent tout, six heures en France je ne peux pas appeler. Je me sens déjà protégée. J'y pense, et j'y pense, toute la soirée, et je me dis en y croyant de plus en plus que très vite je trouverai quelque chose, que ça va même être drôle et excitant, avoir à nouveau un chez soi et un petit appartement, une pièce à aménager et décorer, et C qui me dit que son appartement m'attend, qu'il suffira de changer le nom sur le contrat, ce sera simple, tellement simple... le petit studio de Capitol Hill... ou bien une chambre à Beacon Hill... je n'en sais rien, mais j'ai envie de partir soudain, ce n'est plus chez moi ici, demain dès demain s'il le fallait je m'en irais, je ne resterai plus très longtemps en tous cas. Envie de me battre, d'aller face à l'avenir, de tourner le dos à ce qui étreint, de tenir entre mes mains la liberté retrouvée.

Je m'endors ravie, heureuse, fatiguée de tout ce qui m'a agité toute la journée, et laisse mon corps vide de larmes, mes yeux remplis de rêves très doux.

 

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