Septembre 2005, Paris/Seattle

 

1er septembre 2005 - L'homme du quai de la gare

L'été de mes dix-neuf ans. Je prenais chaque matin le train sur ce quai déserté aux mois de juillet et d'août, la brume souvent entourait l'arrivée du train dont on ne distinguait que les deux phares comme des yeux perçants. Il était déjà là à attendre, il était la première chose que je regardais en arrivant sur le quai - et je faisais attention à la couleur de sa chemise, je voulais qu'elle soit belle, qu'il soit très bien habillé, pour me faire plaisir et puis pour que mon bel amour secret soit le plus beau sur ce quai. On montait dans le même wagon, parfois même l'un en face de l'autre, et tout le temps que durait le trajet, je dévorais sa nuque, ses épaules, son visage. Pendant presque deux mois, je n'ai pas réussi à avancer une seule de mes lectures, je restais suspendue à ses lèvres et à son extraordinaire sérénité. Arrivé à la gare de l'Est, il s'arrêtait pour prendre un café. Je m'en allais rejoindre ma maison d'édition l'humeur radieuse, l'homme de ma vie ce matin encore avait peuplé ma vie et suffisait à me rendre folle amoureuse.

Un matin il y a eu plus de brume que d'ordinaire. On apercevait des silhouettes plutôt que des personnes distinctes. Je portais un chemisier chinois en satin rouge, brodé de minuscules fleurs jaunes et violettes. Tout de suite, je n'ai vu que lui, et sa chemise rouge, comme une tache de sang sur le paysage gris et brumeux du quai de la petite gare, je n'ai vu qu'une flamboyance quand tout en moi prenait feu, le corps s'embrasait, sur ce quai il n'y avait plus que lui et moi, ce rouge pour nous accrocher l'un à l'autre et nous placer à part, dans une sphère étrangère, dans un cercle de passion violente que tous autour ignoraient.

Parfois aussi le soir nous nous retrouvions. Descendus du train, nous marchions l'un derrière l'autre, je le voyais toujours allumer une cigarette et lorsqu'il ne faisait pas trop chaud, je fumais mes premières Dunhills. Il avançait sur le trottoir de gauche, tenant sa veste par-dessus son épaule. Je marchais sur le trottoir de droite. Je ne le perdais pas de vue, jusqu'à ce qu'il arrive chez lui, jusqu'à cette petite maison aux volets verts dissimulée au fond d'une cour. Il arrivait que sa femme et son enfant l'attendent.

Ce soir je l'ai revu, après quelques mois d'absence - toujours le même train, la même attitude légèrement nonchalante - et pourtant lorsqu'il m'a vue monter dans le train à Paris, il a regardé son reflet dans une vitre, a passé la main dans ses cheveux pour se recoiffer, et a fini de fumer sa cigarette avec tranquilité. Chemise grise qui venait souligner sa peau bronzée et burinée.

 

2 septembre 2005

Comme une euphorie qui me porterait, me maintiendrait à la surface - avant que ne viennent les heures creuses de la vague de solitude et de tristesse - j'ai le coeur empli de joie, d'impatience, de l'envie de connaître cette ville qui sera mienne et de fuir tout ce qui me retient ici. Ils partagent avec moi cet enthousiasme débordant, cachant leur angoisse de me voir partir - tout comme je tais ma peur terrible du départ, de l'absence et du manque. Ils veulent me voir, passer de longs moments avec moi, que nous allions déjeuner ou bien dîner ensemble, que nous nous revoyions une dernière fois - c'est tout le contraire qu'il faudrait faire, se dire à demain ou même à tout à l'heure, ne pas sombrer dans ce déchirement dont je ne retiens pas les larmes, s'en aller le coeur gai et léger, croire qu'à Paris ou à Seattle ça ne change rien.

Il m'appelle pour la première fois. Nous nous sommes rencontrés plusieurs fois, nous avons discuté un peu mais les mots n'étaient pas utiles pour savoir que nous nous apprécions, que la douceur coulait entre nous. Il caressait mon bras, me souriait et son sourire n'allait qu' à moi car personne ne devait savoir. Lui et moi. Nous nous croisions pendant les vacances, puis nous devenions très prolixes dans nos échanges sur internet. L'effervescence retombait. Ce soir il m'a appelée, pour la première fois, parce que voilà : le départ. Les changements qui bouleversent aussi sa vie à lui. Pendant un long moment nous avons discuté, nous nous sommes rassurés, et bien que des choses très différentes nous attendent, bien que nous restions éloignés l'un de l'autre pour longtemps, nous sommes comme ensemble, comme si la voix de l'un était la seule attendue par l'autre, comme si c'était lui que ce soir j'attendais, comme si nous étions amants malgré notre distance et notre tendresse jamais prononcée - ce soir j'ai avec moi sa voix qui me berce de douceur, ses yeux qui brillent en m'apercevant mais se taisent pour garder notre histoire secrète, sa peau dorée que j'aurai un jour pour moi seule à dévorer.

 

3 septembre 2005

Jupe courte et jambes bronzées, haut décoleté et collier de lapis-lazuli sur la poitrine, cheveux longs et cuivrés, lèvres carmin, yeux maquillés au crayon noir, chaussures vernies à talon. J'avance sans hésiter, sans m'offusquer du moindre regard méprisant ou dégradant, j'avance très sûre de moi et je ne me retourne pas, les talons claquent dans les couloirs du métro et nos histoires d'amants dans la petite salle du restaurant font sourire les voisins curieux mais nous n'y prêtons pas attention, qu'importe que nous en fassions trop, que tout soit dans l'exagération, nous savons bien nous-mêmes que ce sont des attitudes et des poses, qu'il s'agit d'une gigantesque partie de bluff, un formidable numéro de poudre aux yeux, un jeu devenu presque trop facile.

Ses mains sont fraîches et tremblantes, pour la première fois elle ne porte que du rouge, parfait sur l'or de sa peau, elle est comme une jeune fille amoureuse. Nos mains se tiennent emmêlées et sa voix me berce, un doux murmure rassurant. Je regrette ma distance et mon semblant d'indifférence, mais j'aurais tellement peur de ne pas être assez forte pour des adieux, je ne sais pas dire au revoir sans tragique, nous n'aurions jamais su nous séparer sans trop de pleurs si j'avais cédé à l'émotion. Je préfère dire "à tout à l'heure" plutôt que de donner rendez-vous dans un an.

Ses joues sont rouges, elle à la peau toujours blanche comme de la craie. Le hasard d'une rencontre qui empourpre sa peau et l'entraîne vers l'hystérie, dans un lieu aussi silencieux qu'une librairie où l'on chuchote pour se conseiller les livres. A la terrasse du café, puis plus tard à l'intérieur sur les banquettes rouges où la nuit nous repousse, sa douceur m'entoure et je me sens protégée, le soleil se cache derrière le palais du Luxembourg et la chaleur retombe, je regarde à la dérobée son cou lisse et la bague de nacre à sa main blanche, je la trouve très belle et je me réfugie auprès d'elle, j'aime l'embrasser affectueusement sur les joues et la serrer fort contre moi ma main dans ses cheveux, elle sait exactement ce qui se passe et se retourne dans ma tête et dans mon corps, elle sait me donner les mots justes.

 

4 septembre 2005

Quand la matinée se referme je pénètre dans les jardins du Luxembourg et je me réfugie là où la lumière est si belle. Des enfants se promènent avec leur poupée ou leur voilier, une femme lit à voix haute pour son amie, et un Anglais s'excuse du bruit insoupçonné qu'a occasionné le déplacement de sa chaise. Je voudrais être sereine. Me sentir simplement bien, dans cet endroit que j'aime et dont je me remplis les yeux. Je laisse la lumière matinale, les cris aigus, les murmures délicats et les pépiements me saisir toute entière - pourtant quelque chose d'autre se faufile, s'infiltre en moi, quelque chose me prend à la gorge et me verse des larmes sur le visage, j'ai soudain peur et l'angoisse revient m'habiter, après l'euphorie et l'illusion de me croire indifférente au départ. Ces endroits que je connais sur le bout des doigts, où toujours le plaisir se renouvelle, vont me manquer, Paris va me manquer, mes belles chéries vont me manquer. Je ne sentais pas venir la douleur du départ, et puis la voici soudain, l'impatience et l'inquiétude se mêlent, qui s'occupera de moi et me tiendra contre sa poitrine en passant sa main sur ma nuque ? Elle m'appelle et me demande "tu es sûre que tu vas bien ?", non vraiment soudain plus rien ne va pas, j'ai le coeur nostalgie et les larmes au bord des lèvres.

 

5 septembre 2005

Comment trouver le ton, comment trouver les mots, quand demain nous ne serons plus ensemble, et plus pour de longs mois, des jours et des jours sans la tenir serrée contre moi, sans marquer ses joues de baisers, sans lui sourire en coin quand la complicité parfaite est là ? Le train s'arrêtera bientôt, elle en descend et moi je continue. Soudain, les gestes se précipitent, le flot des mots s'accélère et tout déborde, notre amitié est là sublime, elle me confie à demis mots tout ce que nous n'avons pas eu le temps, pas eu l'occasion de nous dire, elle rougit évoquant Avignon et se livre, se livre... tout me dire avant que je ne parte. Nous sentir très proches avant d'être très éloignées. Son sourire est magnifique. Ses mains me retiennent à son coeur, et ma chérie exceptionnelle ne me laissera voir aucune larme, elle attendra toujours pour que je reste pleine de courage, pour que l'enthousiasme l'emporte sur la tristesse. Elle descend. A demain. Demain dans trois mois, ce n'est presque rien. Les longues journées que nous passeront alors ensemble dans une grande maison d'Auvergne. Les larmes glissent sur les joues quand le paysage défile à toute allure devant mes yeux brouillés, j'en veux à la vie d'être si douloureuse pour moi petite fille de sensibilité, corps rempli de larmes qu'on ne soupçonne pas, un jour peut-être moins émotive ? Et non pourtant je veux toujours garder cela, mon émotion est ma richesse, ma sensibilité creuse des failles en moi mais m'apprend aussi à aller au-delà, elle me fait vivre et m'accroche à la vie, et sans elle, sans émotions infimes et sublimes, pourquoi est-ce que j'irais vivre, pourquoi je ferais l'effort, pourquoi si tout devait toujours me laisser imperturbable ? Je cultive les failles et les fêlures, j'évolue entre angoisse et sérénité, et tout devient si différent de l'un à l'autre. J'aime trop je pleure trop je ris trop je parle trop même, mais cette exagération m'aide à supporter, à y croire davantage, à rendre tout plus sublime pour avoir l'envie de m'y lancer à bras-le-corps, et cet excès m'entraîne, me porte, c'est un courant qui entraîne loin jusqu'en haute mer, et dessous l'eau sombre ce sont des coraux magnifiques, des rochers aux reflets changeants, des algues multicolores, et c'est un rêve parfait, d'ondulation au creux de l'eau : "la mer comme un drap immense , s'effilait entre leurs jambes, s'enroulait à leurs jambes et se déroulait au rythme de la respiration" (Le Lis de mer).

Quelques secondes plus tard elle m'envoie ces mots terribles et magnifiques, remplis de notre amour, retenue ma belle je sais bien, mais toi pas moins que moi tu ne sais garder tous ces pleurs secrets tapis dans un recoin du coeur, je m'en vais avec l'amour entre nous partagé depuis tant d'années, jamais diminué, tout est réellement parfait.

 

6 septembre 2005

Armée de courage pour affronter l'aéroport de Roissy et surtout ce qui viendra derrière, armée de courage pour l'année à venir parce que... :

" Lançons nous dans la vie ! Plongeons dans ce liquide monstrueusement attirant ! Et soyons heureuses pour l'éternité ! ... Les autres nous en voudront d'être si belles et ce sera bien fait pour eux. Tu es précieuse. Une des femmes les plus extraordinaires qui soit. Nous n'avons pas choisi le chemin le plus facile, mais c'est certainement le plus beau. J'ai hâte de vivre. De vivre cette année avec toi, nos mots, nos dessins, nos poèmes, nos photographies. Vivre nos angoisses. Nos déceptions. Nos joies. Ils ne nous sépareront pas comme ça. On ne s'arrêtera pas. Nous ne sommes pas des filles qui pleurent n'est ce pas ? Nous les blufferont et ils en mourront de jalousie. Courons, avant que la vie ne nous rattrape ! Changeons la avant qu'elle ne nous change ! Vivons la avant qu'elle ne passe ! "

Après ça, comment manquer d'enthousiasme, comment ne pas vouloir partir ? J'ai l'envie impérieuse d'être enfin dans cette ville qui m'attire, dans cette famille à l'air si gentil, dans toute la sensualité de la langue anglaise et de m'y couler comme on se fond à l'eau, des mots nouveaux pour écrire encore davantage et pour écrire autrement, des sonorités différentes pour que les rêves se transforment et que les garçons aimés ne parlent plus qu'anglais...

 

7 septembre 2005 - Les avions s'envolent derrière des vitres de verre

Dans la grande salle d'attente vide et vitrée, je suis assise ordinateur sur les genoux j'écris, j'écris toujours, et devant mes yeux s'envolent des dizaines et des dizaines d'avions, le départ m'effraie et je me sens seule, perdue, le lien physique est coupé. C'est peut-être cela la seule chose difficile : la séparation des corps, l'éloignement physique. Je sais qu'elles sont toujours là, je l'emporte avec moi, internet ne nous laisse pas isolés et puis j'ai confiance, confiance en tous ces gens que j'aime, la distance ne nous sépare pas. Mais ce sont les mains qui vont me manquer, les mains qui se tiennent pour marcher ensemble, les bras qui se referment autour de mon corps pour que je n'aie jamais peur, les lèvres qui s'effleurent pour que frémisse le désir. Mon corps se sent seul, mon corps crie et pleure sa solitude, je ne suis plus que ce corps qui se trouve isolé dans une salle d'attente froide.

L'avion vers Copenhague s'envole, déjà le voyage est commencé et soudain - je n'ai plus peur, la découverte envahit mes yeux, la Hollande, ses éoliennes et ses bandes de mer pénétrées dans le pays m'emmènent déjà très loin, je suis partie et heureuse de vivre enfin ce départ - cette fuite ? -, la tristesse a disparu et quelque chose de neuf s'ouvre à moi.

 

8 septembre 2005

Je me lève, il y a déjà beaucoup de lumière dans la chambre nue, cinq heures du matin et le soleil s'étire, à l'est au-dessus du Lake Washington, le soleil inonde l'eau lisse et brillante, très vite toutes les couleurs changent et les feuilles des arbres au bord de la plage n'ont plus le même reflet, au fur et à mesure que les minutes s'écoulent et que la brume se dissipe, la chaleur douce s'installe pour la journée... Les lacs partout entourent Seattle, le Lake Union, le Lake Washington et le Lake Sammamish, c'est un pays d'eau, et au revers des Olympic Mountains s'ouvre le Pacifique, où s'engouffrent les immenses bateaux partant vers l'Alaska... De l'autre côté aussi se trouve le Canada, Vancouver n'est qu'à quelques heures de route, et l'envie me prend de tout connaître, la moindre rue du downtown de Seattle, l'île de Mercer, les Cascade Mountains, le Canada. J'ai les yeux grands ouverts devant ce nouveau monde, différent et pourtant je m'y sens déjà si à l'aise. La ville est simple, se perdre non ce n'est pas possible, les rues quadrillées se coupent avec une logique implacable et de chaque côté on tombe à la mer, le Lake Union d'un côté ou l'Eliot Bay de l'autre. Des rues et encore des rues à parcourir jusqu'à tout en connaître, jusqu'à avoir fondé les repères, j'ai des saisons entières pour y venir, j'ai des mois entiers devant moi pour faire de cette ville la mienne.

 

9 septembre 2005 - Appartenance à la ville

La pluie fine comme un rideau de libellules tombe sur moi - sur mon trench noir impeccable - quand je marche vers Seattle, et puis cela s'arrête, la pluie ne dure pas longtemps, et dans le downtown il fait soudain beau, presque chaud, j'avance sans crainte dans ces rues inconnues, j'avance avec ma carte dépliée et je suis presque surprise quand un homme s'arrête pour me demander si tout va bien, si j'arrive à me réperer. Je dis oui, étonnée par cette spontanéité américaine, et je suis très sincère, mais finalement je prends la direction en sens inverse... Rien n'est grave, rien ne m'inquiète, il suffit de rebrousser chemin, le downtown est simple à parcourir et toute cette ville vient en moi aussi facilement que les gestes quotidiens pour un enfant jeune. C'est une découverte intuitive, se laisser porter toujours, avancer à l'inconnu et être sûre que la prochaine nouveauté sera sublime, toujours plus sublime que la précédente. Avancer avec le désir d'être pénétrée par cette ville jusque sous la peau, jusqu'à la posséder, avancer en étant persuadée que les plus belles choses sont à vivre ici.

 

10 septembre 2005

Le bateau s'élance sur l'étendue brillante comme un diamant, la sensation est identique à celle de la Sicile, se tenir fort et suivre le mouvement des vagues, l'accentuer pour le devancer. Le ciel est très bleu maintenant et nous sommes superbement habillés pour ce dîner au bord du lac, chaussures vernies, pantalon droit parfaitement coupé et veste noire élégante - je me sens belle et je n'ai pas besoin d'attendre un regard masculin pour y croire. Le bateau file à toute allure sur le lac immense, les ponts dépassés, Mercer Island derrière nous, on ouvre alors la bouteille de champagne... Le vin blanc pétillant remplit les verres et me rend gaie, j'ai la tête qui tourne, les bulles qui me montent à la tête, le bateau continue de s'envoler... Un toast au champagne depuis un hors-bord sur le Lake Washington, quand le ciel doucement tombe à l'eau, c'est la grande classe, non ? Je ressens tout ça de manière amplifiée, l'alcool ou simplement le bonheur de vivre et de sentir la vie battre aux tempes, les maisons luxueuses et les party-boats déroulés devant moi, jusqu'à ce que nous atteignons le restaurant au bord de l'eau - je n'ai pas autant apprécié un repas au restaurant depuis longtemps, le soleil derrière les vitres s'effondrent et le ciel bleu est zébré de rose, le coucher de soleil irradie le paysage autour de nous, la lumière est partout, le soir magnifique.

En repartant dans la nuit, le hors-bord va toujours plus vite, le vent me frappe au visage et je me sens vivre, j'ai le corps remplis de sensation, je me sens profondément heureuse et mélancolique devant la beauté du ciel évanescent, de plus en plus vite, la vitesse reçue de plein fouet, je ris la gorge renversée et je voudrais que le mouvement ne s'arrête jamais, me portant sur l'eau et me laissant toute entière à mes rêves et à ma béatitude au monde.

 

11 septembre 2005

Whidbey Island. Cette eau claire et douce très belle, le ciel d'un bleu parfait, le ciel immense et très haut qui s'éloigne au-dessus des lacs d'émeraude. D'un côté s'étendent les Olympic mountains, de l'autre les Cascades, pics et flèches noirs découpés sur l'horizon du Pacifique. Le ciel bleu, l'eau verte, les montagnes noires, et moi qui me perds sur un petit sentier entre les séquoias gigantesques, livrée toute entière au silence des bois.

 

12 septembre 2005 - Matins marins

Il fait frais maintenant le matin, mais le soleil timide me pousse dehors, la lumière est claire un peu épaisse, je sors mon vélo encore un peu endormie et je m'élance sur la petite route sinueuse d'East Mercer Way, les virages se succèdent et ça grimpe le long du lac et des grandes résidences perdues dans les bois, je continue sur la piste cyclable empruntée par ces fous du guidon aux tenues moulantes et fluorescentes, qui me font de grands sourires quand ma jupe déjà courte s'envole et remonte jusqu'à mi-cuisses. Je file et j'aime aller vite, sentir le vent claquer contre mon visage et mes cheveux voler dans un sens puis se rabattre sur mes yeux, j'arrive à mon arrêt de bus essouflée, les joues en feu et les cuisses rougies, je reprends mon souffle, je redeviens calme, je remets mes cheveux en ordre et le bus m'emmène vers le downtown.

Les rues le matin à neuf heures à peine sont déjà pleines de monde, les magasins ne sont pas encore ouverts mais chacun ici travaille tôt. Je descends Pine Street jusqu'au Pike Place Market, les rues vers le waterfront sont en pente raide comme à San Francisco, et soudain je suis plongée dans l'ambiance si particulière du très beau marché, des fruits et des légumes, mais surtout des fleurs, beaucoup de fleurs sublimes, des gerbes immenses, des bouquets de tournesols soleils de mes matins un peu gris sur l'Eliot Bay. Je passe devant la boulangerie française "Le Panier". Des mouettes passent au-dessus de moi. Je pourrais me croire à la mer. C'est agréable d'aller travailler en pensant qu'on est au bord de la mer. L'odeur marine est là aussi et les ferries revenus d'Alaska poussent ce long cri grave et rond qui résonne très loin en moi.

 

14 septembre 2005 - Devant le miroir

Le visage devant la glace. Lumière beige et marron - douce - boisée. La peau est sèche et tiraillée, dessus j'applique des crèmes onctueuses, fluide lumineux et odeur d'olive, les doigts passent et repassent sous les cernes dissimulées. De la poudre beige et dorée, étalée avec la pointe de l'index, sur la paupière, juste au-dessus des cils. Le crayon de khôl, noir, matière grasse qui s'attache à l'intérieur de la paupière, soudain j'ai le regard très dur. Du mascara léger, pour allonger les cils, bien les détacher, le regard troublant et pénétrant. Les paillettes de l'ombre se reflètent sur l'iris verte, petite étoiles d'or dans un ciel vert sombre. Le rouge écrasé sur les lèvres, le rouge comme les pierres de mon collier, sur la poitrine blanche et veinée, tous ces petits vaisseaux mauves et bleutés. Femme jusqu'au bout des cils, jusqu'au bord des lèvres.

 

16 septembre 2005

Sur les hauteurs de Capitol Hill, la nuit traverse la ville et les lumières des enseignes, bleues et rouges, clignotent, tandis que se déverse sur Broadway le flot de la population gay, bobo et rock'n'roll du quartier. Il y a de jolis appartements, des parcs que nous longeons, jusqu'à ce restaurant si cosy, au velours rouge foncé, aux lumières doucement orangées, les flammes des bougies dansent et vacillent sur les visages rassurants. Je me sens heureuse, j'ai des plaisirs d'enfant, mon hamburger trop épais que je n'arrive pas à manger - et je repense à lui, le dernier jour, dans un McDonald infernal, mais j'étais si nerveuse et impatiente, je regardais tout de son visage, ses mains, les cicatrices, les yeux que j'aime tant, les lèvres très fines, si nerveuse que je ne mangeais plus, il fallait que je connaisse son visage par coeur pour l'emmener avec moi. C. et moi devenons très amies, nous voudrions tout affronter ensemble de la vi(ll)e qui s'offre à nous, nous jeter à deux dans des nuits sans fin, rire et danser et boire... Je repars doucement en descendant Pike Street, les rues ne sont pas sombres et beaucoup de magasins sont encore ouverts, je trouve les buildings tendus vers le ciel, éclairés, très beaux dans la grande ville, si américaine et pourtant très différente je crois d'un Los Angeles ou d'un Chicago. Je marche toujours, le tissu fin qui glisse sur la peau rafraîchie, je me sens revivre parce que je tombe doucement à la nuit qui m'emporte, la nuit qui toujours m'enveloppe et me rassure, je suis seule pour marcher et tranquille pour regarder, la ville palpitante, les théâtres qui se remplissent et les taxis qui filent, tout ça me rend terriblement heureuse, j'avais tout simplement besoin de sentir ça, de retrouver la nuit, de me sentir en territoire connu dans l'obscurité qui tombe et me remplit les poumons.

 

17 septembre 2005

La gentillesses des gens qui me guident dans la tranquille bibliothèque de Mercer Island, au rayon français : Flaubert, Stendhal, Modiano, Orsenna et Virginie Despentes - moi c'est Fitzgerald et Sylvia Plath que j'ai envie de lire. Le vieux monsieur me pose beaucoup de questions, tout le monde me voyant avec la petite fille pense immédiatement que je suis jeune fille au pair, alors j'explique, je me mets à discuter. Il m'invite aux conversations d'anglais du mercredi soir, où l'on rencontre beaucoup d'étrangers passionnants. Peut-être irai-je.

Sur les bords du Green Lake, je retrouve G. et ses amis, québéquoises, canadien et vietnamiens, tout de suite je me fonds à eux comme se regroupent tous les étrangers et nous rions beaucoup, je me sens très à l'aise avec eux, nous finissons par nous installer dans l'herbe pour boire un verre de rosé en croquant des dips, et chacun me parle de ses activités ici, chorale, salsa et flamenco, encore une fois j'ai l'envie que toutes ces choses soient déjà intégrées dans ma vie américaine qui commence à peine, alors qu'il me faut encore un peu de temps pour m'y retrouver. Cette fille surtout, A., aux superbes cheveux roux bouclés, aux yeux bleus presque gris, fille de le Belle Province aussi chaleureuse que la couleur d'automne qui caresse ses cheveux, et l'envie qui me reprend d'aller acheter du henné, teindre à nouveau mes cheveux pour qu'ils retrouvent la couleur du cuivre.

Le soir dans la grande maison de verre de Mercer Island, des bougies dansent sur les tables tirées à la terrasse au plancher de bois, le buffet du traiteur est superbe, entre saumon et crème de basilic, brochettes de porc à la sauce sucrée et amère, courgettes et poivrons grillés, fruits d'été encore gorgés d'eau et cookies sucraillés. Les gens passent entre l'extérieur frais empli de moustiques et la chaleur installée autour de la cheminée dans le salon si agréable ; il y a cette femme rousse qui a passé un an à Avignon d'une gentillesse exquise, cet homme à l'air embarrassé devant le désir qu'il ressent pour moi, tout en passant une main distraite dans les cheveux de sa compagne, sur ce canapé étroit et dans une pénombre délicieuse pour une fin de soirée accompagnée par un air de salsa.

 

18 septembre 2005 - Swimming pool

Je glisse à l'eau, comme dans un bassin d'eau froide, prudente, farouche, et soudain l'eau chaude et glissante m'attire à elle, le liquide qui court partout autour de mes jambes, mes cuisses, m'emmène plus loin, jusqu'à ce que le ventre blanc tendu soit mouillé, les seins durs comme de pierre, je descends encore un peu plus à l'eau, je marche dans le fond qui s'éloigne, je plonge la tête sous l'eau, plus que les cheveux sombre masse ondulante pour remonter à la surface. L'eau me prend au corps, me caresse furtivement, se faufile dans les moindres replis de la chair, pénètre partout, l'eau est vicieuse. L'eau glisse sur la peau lisse et nerveuse, tous les muscles sont tendus, c'est un amant que j'attends et c'est l'eau que je reçois, c'est l'eau transparente, d'un vert très clair, la liquidité de l'eau chlorée des piscines, c'est ce bain de jouissance qui vient à moi. Je nage doucement, les épaules sortent de l'eau, le dos doré et la peau tirée sur les omoplates, la tête replonge, en apnée sous l'eau, les petites bulles qui remontent autour de moi, la bouche très rouge qui rejette de l'air. Tête hors de l'eau, quelques secondes : le bruit revient, cris d'enfants et eau éclaboussée par les plongeurs, la lumière du soleil aussi retombe en brindilles de poussière dorée, la chaleur s'empare de mon corps balayé par le vent léger. Je nage longtemps, je suis heureuse à l'eau comme dans les bras de mon amant, je suis libre et déliée, j'évolue dans le liquide doux et tiède. Tout en moi frémit de désir, je tremble, l'eau qui glisse me rend folle... Je pense au Mépris, je pense à l'eau bleue profonde de la Méditerranée, cet été assurément la Sicile a installé quelque chose de neuf, le corps qui se fond à l'eau, le corps retourné au liquide, l'eau révélatrice de la sensualité...

L'envie folle folle folle de revoir Le Mépris, son eau bleue abyssale, son soleil tragique.

 

19 septembre 2005

Je n'arrive pas à écrire comme je voudrais. Ca ne vient pas comme j'aimerais. Quelque chose ne fonctionne pas. Mon corps pas assez sensible, pas assez ressenti, pour que tout se transforme en une explosion de mots. Est-ce moi qui ne vais pas au devant de la sensation, est-ce le manque de temps qui ne me laisse pas venir aux mots ? Pourtant je pense, beaucoup, au corps pris par les mains de l'amant, à la tendresse qui court entre nous ; à l'absence physique de celles qui me rassurent, absence terrible que de ne pas sentir leurs mains dans la mienne, ces parfums que je connais par coeur et dont je m'enivre en plongeant la tête au creux de leurs épaules, en refuge à la violence du monde ; au besoin immuable de sauver, d'aimer, d'aider, en refusant d'être sauvée à mon tour. J'avance sans cesse pour rejoindre des personnes dont le sourire d'un moment sera une étoile pour guider une nuit entière, je cherche toujours à atteindre les autres au plus profond d'eux-mêmes, à donner l'impression - et à ne pas rester dans l'impression - que j'ai une compréhension intime d'eux-mêmes et que je suis seule capable de les sauver... Mais que personne ne me fasse sentir que j'ai besoin d'aide, que je dois être sauvée. Je refuse la compassion. J'ai trop de dignité. Je ne perds jamais cette dignité, je ne suis jamais en danger, je suis une chatte aux griffes sorties avide de protéger ses petits, mais suffisamment vaillante pour n'avoir besoin de personne d'autre. Je ne veux pas qu'on me fasse sentir mes faiblesses. Je les connais suffisamment bien seule. J'accepte le réconfort subtil, dissimulé, les mots cachés qui remettent le coeur haut. J'accepte celui qui me protégera toujours de très loin, gardant un oeil posé sur moi, mais ne s'inquiétant jamais de me voir folle, lâchée dans l'excès, amoureuse des pires types, buvant des Bloody Mary et du whisky pur, dansant toute la nuit jusqu'au jour qui se lève sur la Seine lorsqu'on rentre par les quais, le Trocadéro, Auteuil enfin... Aucune remarque. J'ai vingt ans. Je m'en sors seule autant que je peux. Je prends modèle sur Nastassia ou Hollie. Que certains soient prêts à ériger un rempart autour de moi, lorsque certaines nuits je sombre et lance l'appel de détresse, mais que l'on ne me pose aucune question - dans l'intimité, les regards prennent la place des mots.

 

20 septembre 2005

Elle se penche en avant, observant son visage reflété dans le miroir. La trace des seins apparaît au creux du t-shirt baillant, les veines bleues courent sur la poitrine, et le médaillon d'argent et de turquoise s'agite au-dessus de cette cavité. La poitrine est une caverne mystérieuse.

Le nouveau stagiaire est arrivé hier soir et je l'ai découvert ce matin. Presque comme je l'avais imaginé, sauf que je l'aurais aimé brun. Blond avec des yeux verts ou bleus je ne sais plus, grand et élancé, sûr de lui et bien habillé. Son assurance est terrible, fils de diplomate il a traversé le monde entier et vécu sur les cinq continents, croit tout connaître de chaque chose. Ne surtout pas paraître déstabilisée devant ce petit con tout droit sorti de l'Essec, je peux lui clouer le bec à la première occasion. Lorsqu'il commence à m'ennuyer avec ses histoires soi-disant impressionnantes, je ne l'écoute plus, soudain j'ai le regard fixé sur lui comme si rien ne pouvait me troubler, il ne sait pas quoi penser. Je souris un peu ou paraît impassible, il n'y a aucune raison à cela mais je ne me livrerai pas si facilement. Le duel va s'engager, je vais me lancer dans le jeu malgré l'agacement qu'il provoque en moi, et je ne sais pas qui sortira indemne, à défaut d'être gagnant.

 

21 septembre 2005

Je monte dans le bus déjà rempli de monde, je tiens à la main Breakfast at Tiffany's, et un homme, brun lunettes cravates épaules carrées, en train de lire Murder in Mesopotamia, se lève aussitôt pour me céder sa place et que je puisse lire tranquillement. Je résiste, pourquoi moi davantage que lui - et puis je laisse la galanterie l'emporter, je m'assois pour tranquillement reprendre mon livre, sous le regard bienveillant du lecteur d'Agatha Christie. Gentillesse si spontanée qu'elle en devient troublante.

M. me parle du garçon aux yeux bleus, elle me parle de ce quelque chose si spécial entre elle et lui. Je demande : "Pourquoi est-ce que je ne tombe plus amoureuse ?". La voix est nouée dans l'angoisse. "- Est ce que tu y crois assez, est-ce que tu y crois encore ? Es-tu toujours si exigeante ? - Quand je veux y croire, ça ne marche pas, ça fait tout s'écrouler... Mais je crois que je suis toujours si exigeante, puisque personne ne parvient à me rendre folle amoureuse... - Mais lui, lui tu l'aimes ? - Oh lui oui. Mais bon. Rien ne peut advenir avec lui comme j'aimerais que ce soit. Je ne serai jamais heureuse avec lui comme je le voudrais. C'est triste. - Non ce n'est pas triste, c'est beau. - C'est triste et beau parce que je cours après un amour qui n'existera jamais qu'à sens unique."

J'aime un homme superbe, je l'aime à la folie je crois, subjuguée lorsque je le vois, enfant devant lui quand j'aimerais encore tant garder mon assurance de femme fière. Et pourtant si femme, si sensuelle, dans nos moments partagés. Blottis l'un contre l'autre dans le lit froissé, son bras qui emporte ma main pour enserrer son ventre, le tenir très près de moi, enrouler mes jambes aux siennes. L'amour alors est satisfait dans l'immédiateté, et je sais toute la sincérité de ces instants, mais pensant au lendemain, où chacun nous nous en irons d'un côté, sans nous revoir pendant plusieurs semaines - comment ferai-je sans son corps toutes les nuits noué au mien ? Je l'aime et je voudrais tant de choses partagées avec lui, pleurer tant que j'en ai envie au creux de sa poitrine lorsque certains soirs je suis sur le bord de l'effondrement et de la destruction, lui parler des gens que je rencontre et qui me rendent heureuse, lui lire les livres qui me bouleversent. Je le fais, parfois je le fais, et il me laisse le faire, il respecte ça, il sait très bien à quel point je l'aime, et jamais je ne le contraindrai au même amour, mais il ne m'empêchera jamais non plus d'écrire ces mots d'amour, d'envoyer ces lettres folles, de lui offrir Aden Arabie ou Tender is the night. Il m'écoute, il me respecte, il m'estime - il ne m'aime pas comme je l'aime. Est-ce le tragique ? Il fait attention à ce que je ne souffre pas. Il veut que j'aille bien. Il essaie comme j'essaie de concilier nos deux attitudes si différentes. Est-ce que ce sera un jour différent entre nous ? Est-ce qu'à mon retour dans quelques mois, notre relation aura changé ? Il ne me manque pas vraiment. Simplement c'est lui que j'ai dans la peau, c'est lui qui me court dans les veines, et c'est peut-être tout simplement pour cela que mon coeur ne chavire plus pour aucun autre homme.

La tristesse survenue dans l'après-midi confiée à demis mots à C., qui si tôt m'emmène goûter de délicieux brownies sur la 1st Avenue.

 

22 septembre 2005

Julie petite fille pleine d'énergie, enfile un juste-au-corps rose et sur les musiques des films de Walt Disney, commence à danser avec une imagination incroyable, elle saute et se retourne et se remet en place, elle tend la jambe bien droite et se tient cambrée, puis les épaules redressées et la poitrine offerte, ce n'est qu'une petite fille de huit ans mais qui a déjà vu des ballets et qui presque instinctivement adopte les allures d'une danseuse classique... Elle tient sa tête bien droite au fur et à mesure des tourbillons, elle me sourit et ses yeux bleux pétillent, je la trouve magnifique, avec son petit corps tout musclé, ses jambes qui se tendent, son dos qui se creuse et ses cuisses qui se contractent. Elle bouillonne de vie, et sa maman qui me dit en souriant "qu'est-ce que ce sera à quinze ans ?" n'a sans doute pas tort. Moi je la regarde subjuguée, les enfants sont magnifiques, et ça revient me chatouiller là très près, aussi lorsque Julie m'attire à elle pour me dire bonne nuit et poser des baisers sur mes joues, sa tête enfouie contre moi : mon enfant à moi, ma petite fille, quand ?

 

24 septembre 2005 - "The best is yet to come" (Stacey Kent)

A Seattle, on mange beaucoup de saumon sauvage, frais ou fumé, du saumon d'Alaska me dit Julie. Alors c'est naturellement au saumon fumé et citronné que C. et moi préparons nos pâtes Barilla, les moins chères et les meilleures que l'on trouve ici. Le repas est accompagné de vin blanc californien, sucré et fruité. Je l'aime beaucoup. Quelques conversations et confidences plus tard, la bouteille est vide, dans le grand fauteuil noir j'ai déjà la tête qui tourne un peu. Il fait froid dans les rues obscures que nous empruntons jusqu'à l'angle de la 6th et de Lenora, déjà 9h35 quand le concert doit commencer à la demie, l'heure nous a échappé.

Le Jazz Alley est l'un des meilleurs clubs de jazz de Seattle. C'est un très bel endroit tamisé de bougies et de lumières discrètes, de grands rideaux noirs fluides, de petites tables tout autour de la scène avec une mezzanine, un bar dans le fond et des serveurs impeccables, ambiance tranquille et délicieuse, murmure des conversations autour d'un dîner élégant dans l'attente de la chanteuse. Elle entre avec cette robe en satin rouge à col Mao, elle est sublime, pétillante, drôle, présente et discrète lorsqu'il faut laisser la place aux improvisations du saxo, de la basse ou du piano. Un homme qui fait sa demande en mariage ce soir-là. Je bois de la vodka à la framboise, c'est extraordinairement bon et fort, j'ai les joues brûlantes, les yeux brillants, elle et moi sommes folles de rire, et portées par le jazz... Le jazz crée une atmosphère, une mélodie, une incitation aux rêves et aux voyages, il suffirait comme les musiciens de fermer les yeux, de se prendre à quelques notes et rythmes, pour entrer dans un monde de rêves et de flottements, déambulations entre la salle emplie de jazz et de petites flammes, les rêves des nuits et les délires du jour, les pensées folles qui d'un coup d'un seul se précipitent sur moi parce que la musique les entraîne, la mélodie douce et romantique me bouleverse, l'air de la salsa me donne envie de me lever et d'écarter les tables, avoir juste la place pour danser un peu, très doucement... C'est un rêve, c'est une fantaisie, c'est un vol en apesanteur et je me sens détachée de tout, simplement la musique, les variations et les improvisations qui m'emportent, très très loin, je me raccroche aux yeux de Clara aussi lumineux que les miens, nous sommes dans l'ivresse et je comprends mieux les liens entre écriture, jazz et voyage... Jouer du jazz c'est déployer des ailes de liberté, écouter du jazz c'est s'envoler sur ces ailes.

 

25 septembre 2005 - Le soleil doux des matins tendres

Dimanche matin, petit déjeuner à la française : pain grillé, beurre et confiture de framboises. Extraordinaire.

Fin de matinée. Le soleil déjà à six heures passe entre les stores et le ciel est immense, d'un bleu sans tache. Je sors et reprends East Pine Street pour descendre au downtown. La légèreté de la veille ne me quitte pas, comme si nous étions déjà chez nous, et qu'être à Seattle désormais ce n'est plus se sentir étrangère ni perdue, les rues viennent instinctivement et je me sens rassurée dans cette ville, protégée simplement par ce que je connais à peine mais qui ne m'effraie pas.

 

26 septembre 2005

Je m'enroule dans des pulls de laine blanche ou beige, je me réchauffe entre les mailles et je porte des écharpes de soie noire brodée d'or pour protéger ma gorge du froid. Je suis comme dans un cocon douillet quand chaque matin il fait de plus en plus frais ; les arbres découpés sur le ciel bleu, prennent des couleurs d'automne canadien : les arbres sont oranges et jaunes. Je suis plus mince, je crois, aux Etats-Unis qu'en France. Le soir des crampes me tordent le ventre et m'arrachent des pleurs, des cris. Si mal au ventre. Je ne sais pas pourquoi. Encore plus de gilets sur moi pour me sentir au chaud, blottie dans le grand fauteuil pour regarder Pauline à la plage, et la jeune Pauline vraiment c'est elle qui a le mieux compris, parce qu'elle n'a aucune idée préconçue sur l'amour, elle n'est qu'offerte à ce qui adviendra, elle refuse de suivre les théories (fumeuses) des adultes. Elle ressent, avec spontanéité, et la douleur parfois l'atteint, mais c'est elle la plus lucide. La plus disponible envers l'imprévu.

 

27 septembre 2005 - L'évidence de sourire

L'anniversaire de Maman. Pour la première fois, je ne suis pas là. Au téléphone, un peu surprise par ce coup de fil qui traverse les océans - Maman je n'allais pas laisser passer ça quand même - la voix remplie d'émotion.

Au Starbucks j'aime bien prendre des chocolats chauds, avec de la crème, le matin en arrivant, après avoir affronté la fraîcheur matinale à vélo ; cette merveilleuse salade romaine à la pomme, aux noix de pécan, aux fruits confits et au roquefort, le midi ; un cookie aux pépites de chocolat et parfois même aux m&m's pour goûter en sortant du building et marcher le long du waterfront.

M. et le garçon brun aux yeux bleus, à nouveau. Pincement au coeur et malgré tout, la joie de la savoir heureuse dans cette nouvelle histoire prend le pas. Et puis je sors, je marche dans les calmes rues de Seattle, sous le soleil et le ciel bleu éclatant, et je pense : je n'envie pas les rencontres des autres. Je n'ai pas envie d'être avec un garçon. Seulement la disponibilité. Ce qui devra m'arriver se produira, et puis sans que je m'y attende, ça me tombera dessus quand je m'en douterai le moins, et puis à un moment je me trouverai prise au piège : amoureuse. Mais vraiment, je n'ai ni envie, ni besoin d'un amant. Soudain, c'est d'une clarté évidente. Et je pourrai rester longtemps seule, je pourrai toujours me sentir heureuse seule, parce que je suis une femme libre et indépendante, parce que la conviction que les refuges existent en moi avant d'exister entre les bras d'un garçon s'installe peu à peu. Parfois, l'envie de faire l'amour surgit, le désir immédiat d'un garçon, le besoin physique, mais ça je ne m'inquiète pas, il y aura toujours des occasions. Quelques crises d'hystérie parfois, mais ça passe. Avec un sourire au coin d'une rue parfois, avec le souvenir des amants qui prenaient mon corps. Mon désir d'aimer peut s'en aller vers d'autres que les hommes, je me suis sentie ce week-end si heureuse de l'amitié avec C., et les couleurs du monde me remplissent d'un tel désir de vivre ! Et cela m'aide autant à être heureuse, que la présence d'un amant que j'aime. L'important, c'est de se sentir toujours portée par un désir, par une envie de vivre, par la possibilité d'avoir quelque chose où se jeter à bras-le-corps : une virée, un rêve, une amitié. Il n'y a pas d'obligation à être "en amour" avec quelqu'un. Je peux m'accommoder sans doute des rêves et des souvenirs. Il n'y a pas de défaite à ne pas se sentir le coeur pris par l'amour.

Il suffisait de cette évidence apparue pour que je n'envie plus personne, pour que je me sente bien avec moi-même et seulement avec moi-même, mes amours passées, rêvées et à venir, il y a mille choses par lesquelles se laisser porter dans un mouvement de désir, il y a mille raisons d'être heureuse et de sourire, sourire - sourire.

 

28 septembre 2005 - L'amour fou, seulement l'amour fou

L'envie d'écrire, d'écrire toute la nuit, les projets de roman qui reviennent à toute allure et bouillonnants. Mille souvenirs qui ressurgissent et qui ont déjà été écrits, réécrits, rêvés. Ce n'est pas grave, au contraire, je recommencerai, je les écrirai à nouveau, les mêmes motifs toujours et pourtant chaque fois redécouverts. En écoutant Stacey Kent et Brad Mehldau. C. est encore plus malade que moi et nous partons tôt pour aller boire un chocolat chaud, bordé de crème, au petit café que nous aimons tant. Il n'y a que nous, l'endroit sera bientôt fermé, nous nous asseyons sur les coussins près de la vitre, le chocolat est très bon et la crème épaisse. Envie de fumer un peu, une cigarette, parce qu'après la journée longue et laborieuse, parce que dans ses eaux là et dans l'ambiance des cafés, me prend l'envie de fumer - j'aimerais bien mes Dunhills mais l'on m'offre autre chose, plus fort, j'ai la tête qui tourne complètement parce que depuis plusieurs jours, pas allumé une cigarette. Le serveur désoeuvré nous rejoint à la petite table dehors, se présente, pose des questions. Mon anglais semble si pauvre... Je m'en veux. De ne pas mieux parler, de ne pas progresser plus vite. L'ambiance est parfaite. Le ciel aujourd'hui est devenu gris, la pluie demain sera sur la ville et ne s'en ira plus de tout l'automne. Mon trench va réapparaître. J'aime le temps un peu menaçant, il ne faudra pas rester trop longtemps ce soir à la terrasse du café. En vélo dans la pénombre grandissante c'est tout aussi agréable, il fait frais et j'ai besoin de sentir cette fraîcheur sur moi, j'ai besoin d'avoir les cheveux lâchés au vent, de filer en sentant le vent qui chasse les larmes, quelles larmes, pourquoi des larmes, juste une sensation étrange au coeur, cette sensation qui vient après chaque découverte un peu cruelle, après chaque progression vers la sérénité, les larmes d'un certain bonheur. Je m'en vais loin de la ville qui m'a épuisée aujourd'hui, je la laisse loin derrière moi, je la fuis et cela m'épuise davantage.

"Elle veut des Dibs. Elle adore ça." C'est moi qui les lui ai achetés, hier soir. Nous sommes allées, ensemble, faire les courses au QFC. Des céréales et du jus de mandarine pour les petits déjeuners, des pommes galas, de l'ice cream au chocolat et des Dibs. J'aime les moments partagés avec J, sa curiosité toujours à vif et son enthousiasme trépidant ; j'aime les longues conversations avec sa maman. Je me sens tellement, tellement à l'aise dans cette maison. Le soir toutes les lumières sont éteintes, seule brille cette petite ampoule que l'on branche directement sur une prise et qui ne s'allume que lorsque tout autour est éteint ; un brin de mélancolie me tend les bras quand je traverse le salon sombre où se reflètent le lac et la nuit brillants. J'allume une bougie à la rose. J'écoute la bande originale de Lost in translation. Je pense à ce que nous avons dit encore aujourd'hui. Ne pas se sentir obligée d'être amoureuse. Vivre seule en se sentant pleinement heureuse. Est-ce que j'en serai, enfin, capable, profondément capable ? Oui je crois. Seule. Dans l'espoir de tout ce que le monde me donnera à vivre, de tout ce que j'irai chercher du monde. Il n'y a pas d'entre-deux, entre l'amour absent et l'amour fou. Il n'y a pas de petites amours. Il n'y a que des émotions et des sentiments vifs, terribles, passionnés. Il n'y a pas de petites aventures. Il n'y a jamais d'échange détaché d'un ressenti, il y a toujours des gestes brûlants et rassurants. Je ne saurais pas avoir cette malhonnêteté envers moi-même. Je ne pourrais pas faire semblant , faire comme s'il n'y avait aucun sentiment. Même pour une nuit, même pour le temps d'une danse où les bras de l'amant retienne à la taille celle dont la gorge s'offre et la nuque se renverse. Ce sont toujours des instants emplis d'amour, des instants où je me donne absolument, même si pertinemment je sais que le lendemain n'aura plus du tout la saveur de la nuit. Est-ce que pour autant je devrais retenir quelque chose, empêcher l'abandon, le don de soi ? Non. Je me donne. Je me livre. Entière, absolue. Pas de demie mesure. Pas d'entre-deux. Ca n'existe pas.

Ca ressemblait à "n'importe quoi", ces nuits où nous ne nous retrouvions que minuit derrière nous, et pourtant il y avait un sens à tout ça, un sens léger et subtil, mais tous les deux nous le savions, et peu importe que personne n'ait compris ou ne comprenne encore celà, peu importe puisque personne ne me fera douter de la sincérité de ces nuits. Nos regards se cherchaient, nos mains se trouvaient, dans le noir il savait tout de mon corps et les lèvres brûlaient, lorsque avide je cherchais son visage promenant mes doigts sur sa peau douce... Il caressait mes jambes, "si douces", il glissait très vite et les battements martelaient mon corps de petite fille endormie dans la nuit. Je l'enserrais à moi, je le tenais très près de moi, je sentais sur ma poitrine le moindre de ses souffles, et puis il pesait de tout son corps sur ma chair tendue. Doucement. Allongé sur le côté. Je passais une main autour de son ventre, je caressais son dos, nous pouvions nous endormir.

Et même dans les moments plus fous encore, il y avait toujours, comme il y aura toujours, sa main qui se refermait très fort sur mes doigts tremblants dans la fumée de la salle bruyante - et pourtant je n'entendais rien, rien que lui - son regard pénétrant qui me fige et me promet tout, ses mots qui me protègent, ses bras qui se referment sur moi et me rassurent. Il y a ces gestes figés et dont le souvenir me rend toujours si émue et tremblante, et ces choses là ne s'oublient pas, ne s'effacent pas, elles restent comme des jardins où venir se cacher quand le monde fait trop de bruit autour de moi.

Il n'est pas question d'amour absent - il n'est question que d'amour fou, tout le temps, même au creux des rêves où je m'en vais la nuit.

 

29 septembre 2005 - Mes mains qui tenaient son visage - (Un rêve)

Je me couche en pensant que j’aimerais beaucoup cette nuit avoir un rêve très doux. Quelque chose comme un refuge, un espace où fuir, puisque dans une certaine réalité cette douceur n’est pas là. Si l’amant ne se présente pas à moi le jour, j’aimerais qu’il vienne à moi la nuit. Je m’endors vite, malgré le bruit du ventilateur de mon ordinateur encore allumé.

Au petit matin le rêve est là. Je me souviens surtout de l’impression laissée, je me souviens de la sensation ressentie, je me souviens précisément d’avoir vécu ce qui s’est passé dans ce rêve. Et je suis surprise d’avoir rêvé de lui. Pourquoi lui ? Pourquoi alors que c’est un autre que je crois aimer. Au moins c’est un garçon brun, et si dans la réalité ils sont tous blonds, dans mes rêves ils ont des cheveux bruns. Yeux noisette. Poitrine enfermée dans une chemise noire superbe. Quelque chose de calme, assuré, très stable et retenu, quand je sais de quoi il est capable, quand je sais quelle peut être sa manière de parler.

Je n’ai déjà plus en tête tous les détails, mais je crois bien que tous les deux nous travaillons, dans le même immeuble ou dans des bureaux pas très éloignés, et puis à chaque pause nous nous voyons, nous échangeons quelques mots, un sourire, et la douceur entre nous est formidable, je me sens si protégée, très bien, très au chaud. Au moment où il quitte le bureau – et moi je reste un peu plus tard - il monte des escaliers et de la main m’envoie un baiser que je récupère avant que ne s’en éteigne toute la fraîcheur - c’est un gage brûlant de notre tendresse l’un envers l’autre.

Au réveil je garde avec moi cette sensation si agréable, je suis trop heureuse de m’être enfin souvenu d’un de mes rêves, et de voir venir les amants peupler mes rêves. Toute la matinée je pense à lui, dans le bus qui m’emmène vers la ville j’ai envie de lui écrire ça, de lui écrire que j’ai rêvé de lui – mais non, ça n’appartient qu’à moi et il se tromperait, il penserait tout de suite que. Alors que je ne pense pas du tout à ça. Je suis juste un peu troublée que ce soit lui qui soit apparu. J’ai envie de le voir, soudain, de retrouver les moments déjà partagés. Je me souviens de cette nuit, surtout, où nous avons parlé très longtemps tous les deux dehors, quand je ne savais plus où se trouvaient les autres, il me disait que je devais apprendre à n’écouter personne d’autre que moi, à ne faire confiance qu’à moi – et si personne autour ne comprenait eh bien tant pis, il fallait continuer, il fallait aller seule, et la liberté c’était le refus de faire en fonction de ce que les autres penseraient pour moi. Et s’il y avait des gens pour me reprocher cela, il ne fallait pas vouloir à tout prix les garder en tant qu’amis, il fallait aussi savoir faire les choix pour soi. J’ai pleuré aussi doucement la tête appuyée contre son épaule. Il me regardait. Il ne disait rien.

Plus tard dans la nuit, je l’ai retrouvé, j’ai touché son visage, passé mes mains pour apaiser la douleur. Je caressais très doucement le front, l'arcade, les tempes. Il se laissait faire comme un petit enfant supporte la douceur de sa mère qui étale une crème sur un genou blessé. Je le regardais folle de désespoir et de tristesse, et il ne me répondait que de ses yeux calmes, apaisés, il m'apportait le seul réconfort. Je ressemblais à un animal fou, apeuré, une bête qui tourne en rond avec de grands yeux effrayés, et rien ne me calmait. La douceur n'a existé qu'entre lui et moi, un court moment, le temps d'avoir voulu le protéger.

Il a passé ses doigts sur mon jean, appuyé ses mains contre mes hanches. J'étais folle alors.

Je me sens toujours si bien avec lui. C'est souvent très drôle. Je le regarde, et je souris, et on dit beaucoup de bêtises - pleines de bon sens aussi, mais personne pour s'en apercevoir. Il me tient contre lui si j'en ai envie. Il aimerait bien me faire l'amour aussi, mais moi je n'ai pas envie.

 

30 septembre 2005 - Septembre écoulé

Le mois s'est envolé sans que je ne le voie passer. Déjà trois semaines que je suis ici à Seattle, déjà la ville me plaît et je vais aimer j'en suis sûre les mois passés ici, dans ce pays d'eau, de lacs, de montagnes et de ciels immenses, dans cette cité quadrillée aux rues en pente, jusqu'à atteindre le waterfront battu par le vent. L'automne a commencé hier à Seattle : le soleil n'est plus là, la pluie apparaît avec intermittence, et le ciel est gris mais toujours si lumineux. Je m'en vais vers octobre avec trois nouveaux projets, trois envies à creuser pour ce site : j'aimerais une page pour chercher le pourquoi de l'écriture - quand pertinnement je sais qu'il n'y a pas de réponse - et écrire sur les raisons et les nécessités de la chose "écrire" ; un carnet de rêves, à écrire le matin quand le jour se lève et que se dissipe la nuit ; un journal en anglais. Je cherche pour chacun de ces projets des mises en page, je réfléchis à la forme que tout cela prendra - patience donc.

 

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